Pouvoirs et sociétés rurales : France, 1634 à 1814. L'exemple de Saint-Léons en Rouergue (2)
Saint-Léons
Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 29 Aug 2024
13 minutes de lecture
Dans une première partie , j'ai proposé une présentation générale du bourg de Saint-Léons et de la société rurale alentours et contextualisé les pouvoirs qui s'y exerçaient sous l'Ancien Régime.
2 – Les pouvoirs hérités en 1634
Tout ne commence pas en 1634 ! Une longue histoire constitue un héritage accumulé, structurant une société rurale également sensible aux conjonctures, et singulièrement celle des Guerres de Religion, à peine éteintes à cette date.
Le pouvoir seigneurial
Le château du prieur-seigneur de Saint-Léons. Construit au milieu du XVe siècle et plusieurs fois remanié, il domine symboliquement le bourg.
La Terre de Saint-Léons était donc une seigneurie ecclésiastique soumise au pouvoir du prieur bénédictin du monastère. En l'absence de cartulaire, ce sont des archives indirectes qui laissent entrevoir qu'au XIe siècle existait un monastère, peut-être plus ancien, donné par les vicomtes de Millau, avec les terres alentours, à l'abbaye bénédictine Saint-Victor-de-Marseille, alors dirigée par la famille de ces vicomtes (pour une histoire plus précise voir cet article).
Le contrôle de l'abbé de Saint-Victor était devenu très distant, et le prieur-seigneur de Saint-Léons semblait concentrer les pouvoirs locaux. Il dirigeait le monastère, mais avait aussi le droit de présentation - ou patronage - à la cure de Saint-Léons : il proposait le curé, qui était investi par l'évêque, et il le rétribuait avec son vicaire. Il était prieur de la paroisse, dans un sens différent de prieur du monastère : dans ce cas le prieuré était un bénéfice ecclésiastique qui donnait droit au prélèvement de la dîme sur un territoire, et qui pouvait être détenu par n'importe quel ecclésiastique, de l'évêque au simple clerc, comme source de revenu.
Ainsi, le prieur-seigneur détenait le pouvoir par l'impôt. En tant que prieur de la paroisse de Saint-Léons, il y levait la dîme. En tant que seigneur, il percevait le cens, le champart (ici dit le quart ou le quint, même quand la quotité était différente).
Il détenait aussi de multiples autres droits seigneuriaux, principalement les droits de haute, moyenne et basse justice. Les habitants de sa Terre lui devaient hommage en tant que sujets et tenanciers. Cela se manifestait par diverses cérémonies : accueil de l'entrée du prieur-seigneur, son rang premier dans les processions, les cérémonies d'hommage et de reconnaissances féodales. Egalement par des marques de respect comme le vouvoiement ou l'obligation de le saluer en ôtant son chapeau.
Pour le prieur de Saint-Léons, ces droits étaient presque sans partage. Un paragraphe suivant montre que deux des moines en avaient tout de même une portion. Mais sinon, seuls deux petits terroirs marginaux étaient inféodés à d'autres seigneurs qui y étaient uniquement directiers : ils percevaient le cens et le champart, sans autres droits.
La situation était différente dans d'autres seigneuries : soit le seigneur justicier avait aliéné une partie de ses droits à des seigneurs vassaux, créant une hiérarchie de pouvoirs souvent très complexe, soit les droits seigneuriaux étaient divisés entre plusieurs co-seigneurs, comme dans la proche seigneurie de Peyrelade, que se partageaient trois familles nobles.
Nous verrons cependant qu'entre 1634 et 1789, le prieur-seigneur était le plus souvent commendataire : il vivait loin de Saint-Léons, occupait d'autres fonctions religieuses, ou civiles, plus importantes, visitait plus ou moins souvent sa seigneurie, parfois jamais, et se faisait représenter sur place par des agents seigneuriaux, qui détenaient le pouvoir seigneurial en son nom. Au sein du monastère, son pouvoir de prieur était délégué à un des moines, élu par la communauté, portant le titre de prieur claustral.
Parmi les moines bénédictins de Saint-Léons, trois détenaient un office claustral, c'est-à-dire un titre et des fonctions particulières avec un revenu supplémentaire : le sacristain, le camérier et le pitancier.
Le moine sacristain s'occupait du culte au sein de la communauté monastique, ce qui lui conférait un pouvoir religieux particulier, parfois en concurrence avec celui du curé, et il percevait des cens et champarts sur des parcelles éparpillées dans la Terre.
Le camérier avait en charge le vestiaire des moines, mais il était surtout prieur de la paroisse de Saint-Laurent, où il percevait deux tiers de la dîme et des rentes, et il nommait à la cure de Saint-Laurent.
Au cours de l'histoire du monastère, ces deux offices ont pu être occupés par des moines dont le pouvoir sur la communauté monastique, mais aussi sur la communauté des habitants était important. Ils étaient souvent issus de familles de notables, et pouvaient exercer une ascendance politique locale que l'on perçoit sans en avoir toujours des preuves formelles. Camérier et sacristain étaient un peu co-seigneurs de la Terre de Saint-Léons, ils étaient choisis par le prieur – avec un contrôle plus ou moins lointain de l'abbaye Saint-Victor-de-Marseille – mais à vie, ce qui leur conférait une forme d'autonomie.
Le pitancier, chargé de la table des moines, avait des revenus extérieurs à la Terre de Saint-Léons, et son éventuel pouvoir n'a pas laissé de trace dans les archives.
Quant aux curés des trois paroisses, ils avaient un pouvoir limité, principalement spirituel, dans la mesure où ils ne possédaient presque rien et recevaient des revenus modestes. Celui de Saint-Léons était d'ailleurs fort mal logé et devait subir le pouvoir des moines, jaloux de leurs prérogatives. En effet, les Guerres de Religion ayant provoqué la destruction de l'église du monastère, il fut décidé de partager l'usage de l'église paroissiale entre moines et curé, ces premiers se considérant comme prioritaires.
La matérialisation du pouvoir seigneurial dans la pierre et sur le papier
L'importance du monastère et de son prieur était matérialisée dans la pierre. Au centre de Saint-Léons se trouvent encore des vestiges médiévaux du monastère : la belle maison du sacristain, une base de tour d'angle défensive, l'aile des moines qui comprenait le dortoir, la cuisine et le réfectoire, et le fort bas, un bâtiment fortifié dont on ignore le rôle initial. Les autres parties ont été détruites lors des Guerres de Religion, en particulier l'église prieurale et la porte fortifiée du monastère.
L'aile des moines du monastère de Saint-Léons, du côté du cloître.
Plus haut dans le village, l'actuelle mairie était autrefois la camèrerie, ou maison du camérier. Et au-dessus, le château de Saint-Léons, bâti au milieu du XVe siècle, à l'écart du monastère, constituait le logis du prieur-seigneur. Il comprenait une salle d'audience – pour les hommages, la justice – et des appartements pour le prieur, son entourage, ses agents, ses fermiers, ses hôtes de passage. Il servait de prison, et de grenier pour les prélèvements seigneuriaux. Construit après la guerre de Cent Ans, son architecture et son parc conjuguaient la fonction résidentielle et les attributs du pouvoir seigneurial : longue allée d'accès, tours, éléments défensifs plus symboliques qu'utiles, blasons.
Dans les ruine de l'église prieurale, les vestiges d'un enfeu d'un prieur-seigneur et l'un des blasons du monastère - le cerf, l'autre étant les clés de Saint-Pierre - symboles de pouvoir dans la pierre
Le pouvoir seigneurial était aussi matérialisé par l'écrit. La nomination du prieur-seigneur, actée à l'abbaye Saint-Victor-de-Marseille et confirmée par le pape, était calligraphiée sur parchemin scellé. À son tour, il produisait des écrits marqués du sceau seigneurial. En 1445 puis en 1641, les tenanciers rendirent hommage au prieur-seigneur qui fit consigner dans un terrier les reconnaissances féodales. Les notaires locaux enregistraient les actes afférant au pouvoir du seigneur, et son agent dressait des rôles annuels d'imposition (lièves du cens et du champart). Le juge seigneurial tenait des registres d'audiences et rendait ses sentences par écrit, sur parchemin, au nom du prieur-seigneur.
En guise de transition : une lettre du prieur-seigneur Raymond de Lafont, adressée au premier consul de Saint-Léons en 1658. Les sceaux sont symboles de pouvoir - Archives départementales de l'Aveyron - 171 J
Le pouvoir de la communauté des habitants : origine, structure, défense des droits
Le Rouergue a été touché relativement tôt par le mouvement communal, parallèlement à la renaissance du droit romain et à la multiplication des écrits et des notaires. Les plus anciennes chartes communales rouergates connues sont celles de Saint-Antonin (1144), Millau (1187), Rodez-Bourg (1201) et Rodez-Cité (1218). Après ceux des villes, les habitants des bourgs parvinrent à obtenir des libertés, franchises et privilèges de leurs seigneurs, progressivement, au cours des XIIIe et XIVe siècles.
Les plus anciennes traces d'une organisation politique structurée à Saint-Léons datent de 1325 : des Lettres royales confirmaient les droits de la communauté obtenus en accord avec les prieurs-seigneurs. Les textes du XVe siècle révèlent une organisation politique élaborée : tous les ans quatorze prodomes, représentant les différents "quartiers" du territoire de la seigneurie, étaient élus pour former une assemblée de conseillers. À leur tour ils désignaient les gardas, qui représentaient et géraient les affaires de la communauté.
À une date inconnue, antérieure à 1634 - peut-être 1614 - l'organisation communale s'aligna sur le modèle commun, avec la désignation annuelle de trois consuls, cooptés et acclamées par l'assemblée des habitants. Cette transformation témoigne d'un processus de plus grand contrôle du seigneur et du roi sur la communauté, dont les affaires se concentraient davantage entre les mains des habitants les plus puissants.
Pourtant, la communauté était dans un rapport de force permanent avec le prieur-seigneur. Il s'agissait véritablement d'un affrontement structurel entre deux pouvoirs. Les bases de ce bras de fer étaient les coutumes locales transcrites dans des transactions écrites successives (au moins huit entre 1448 et 1508).
Celle qui faisait encore référence en 1634 était la transaction de 1506 qui mettait provisoirement fin à un fort différend entre la communauté et le prieur-seigneur, qui était alors un membre de la puissante famille féodale des Castelpers. Le texte original n'est pas conservé, mais on en connaît indirectement des éléments. Il portait sur les réparations des bâtiments du monastère, sur le financement du culte, sur la chasse, les dîmes et l'aumône. Sur la question des dîmes, la transaction confirmait que les cultures autres que les blés (froment, seigle, avoine, orge) continueraient à y échapper, alors que le seigneur reprochait aux paysans de semer du safran, du chanvre, des fèves, des pois ou des raves pour s'y soustraire.
La transaction confirmait aussi que tous les habitants de la Terre de Saint-Léons avaient droit à l'aumône : un pain tous les deux jours, cuit par un aumônier à partir des grains prélevés par les fermiers généraux du seigneur dans le cadre de la dîme et du champart, et distribué à la porte du monastère. La question de l'aumône était centrale dans les relations de pouvoir entre le seigneur et la communauté. Nous verrons comment elle structura ces relations jusqu'à la fin de l'Ancien Régime.
L'héritage des Guerres de Religion
La famille de Castelpers-Combret maintint son emprise sur le prieuré de Saint-Léons au cours du XVIe siècle, sans doute d'oncle à neveu.
Symbole pétrifié du pouvoir, le blason des Castelpers, n'a pourtant pas échappé au bûchement. On n'est pas assuré de connaître l'emplacement originel de ce décor d'entrée, remonté en cadre de fenêtre sur la façade d'une grange qui a remplacé une chapelle
Dans son ombre, une famille de notaire fit fortune : les Astorg. Ils étaient procureurs des seigneurs, acquirent de nombreux grands domaines fonciers dans le terroir, et exercèrent leur emprise sur le bourg. C'est dans ce contexte qu'éclatèrent les Guerres de Religion (« guerre civile ») qui affectèrent particulièrement la région de Millau.
Introduit en 1558 en Rouergue, le protestantisme fut prêché à partir de 1560 à Millau sous l'impulsion de quelques familles nobles, dont les Combret, héritiers des Castelpers. Il recueillit rapidement l'adhésion d'une partie des habitants de la ville, marchands et artisans. La guerre civile éclata en 1561, quand la monarchie voulut interdire la profession publique du calvinisme.
À Saint-Léons, la conversion au protestantisme de Guion II de Combret bouleversa le village. Bien que laïc, il se proclama seigneur de Saint-Léons en 1561, et il chassa les moines du monastère qu'il transforma en place forte protestante. Par ailleurs, il acheta la seigneurie voisine de Saint-Beauzély. On peut émettre l’hypothèse qu’un des buts de Guion II, en tant que noble protestant, était de séculariser la Terre de Saint-Léons pour en devenir le seigneur temporel et la réunir à la seigneurie voisine. Entreprise qui échoua.
Lettre de Guion II de Broquiès adressée aux consuls de Saint-Léons en 1579 (AD 12, 171 J) et bâtiment fortifié du monastère, dit "fort bas"
L’aspect fortifié des vestiges actuels du monastère date de cette époque et exprime un pouvoir militaire puissant. Saint-Léons devint ainsi un poste avancé des huguenots en pays papiste, face à Vezins dont le seigneur était capitaine des armées catholiques. Solidement gardé, Saint-Léons ne connut pas les séries de coups de main, de sièges et de reprises dont furent victimes plusieurs bourgs voisins.
Mais le 20 septembre 1580 les troupes catholiques assiégèrent Saint-Léons, se postant sur les collines autour du village. Ils canonnèrent, incendièrent et prirent le lieu. Le château et le monastère furent particulièrement visés. Ainsi Saint-Léons redevint définitivement catholique, alors que les troubles se poursuivaient dans les alentours.
La restauration du pouvoir du prieur-seigneur devint effective avec la nomination en 1584 d'un moine de Saint-Victor-de-Marseille, membre d'une grande famille noble provençale, Etienne (de) Gras. Avec lui commença le « temps du pouvoir des Provençaux » à Saint-Léons, qui échappa aux puissantes familles rouergates pour entrer dans l'orbite de l'abbaye marseillaise, comme sans doute jamais auparavant.
Ainsi, la période des Guerres de Religion est en partie celle d'un bouleversement des pouvoirs dans un contexte de libération de la violence. Le défaut du pouvoir royal, celui de l'église catholique mis à mal, l'arbitraire du pouvoir de certains seigneurs de guerre ont certainement entraîné un traumatisme durable. En effet, les premières victimes de ces guerres furent les campagnes et leurs habitants, pillés, rançonnés, voire exécutés.
Fin de la deuxième partie. Pour vraiment entrer dans le cadre chronologique du programme d'agrégation, rendez-vous à la troisième partie
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