Pouvoirs et sociétés rurales : France, 1634 à 1814. L'exemple de Saint-Léons en Rouergue (1)

Saint-Léons

Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 29 Aug 2024

11 minutes de lecture

Pouvoirs et sociétés rurales : France, 1634 à 1814. L'exemple de Saint-Léons en Rouergue (1)

Pour illustrer la question d'Histoire moderne au programme de l'agrégation externe, session 2025, je propose une étude de cas issue de mes recherches personnelles sur le village de Saint-Léons, dans le département de l'Aveyron, province du Rouergue avant 1790.

L'objectif est de montrer la diversité et la complexité des multiples pouvoirs qui s'exerçaient sur une communauté rurale, ainsi que la variété des formes que pouvaient prendre la manifestation et l'expression de ces pouvoirs, et leurs évolutions sur environ deux siècles.

pouvoirs au village.jpg Tableau indicatif des pouvoirs s'exerçant sur une communauté rurale sous l'Ancien Régime à travers le cas de Saint-Léons en Rouergue

Evidemment, cette étude de cas est loin d'épuiser le sujet : elle ne concerne qu'une seule communauté rurale avec ses singularités, locales et régionales, dans les limites des connaissances permises par les archives conservées, et en fonction de mes choix d'analyse.

Présentation générale

1 vue générale du causse de Combuéjouls.JPG Vue générale de Saint-Léons et de ses alentours depuis le Causse de Combuéjouls

Saint-Léons était un bourg rural situé à 18 km au nord de la ville de Millau, dans la province historique du Rouergue, devenue département de l'Aveyron en 1790.

Jusqu'au XVIIIe siècle, son histoire est étroitement liée à la présence d'un petit monastère bénédictin, dont le prieur était aussi seigneur du bourg et de sa Terre. Ce « prieur-seigneur » concentrait donc, en théorie, tous les pouvoirs locaux sur la société rurale alentours.

Mais la réalité était évidemment beaucoup plus complexe.

Ce pouvoir était tempéré par l'éloignement des prieurs-seigneurs commendataires, qui l'exerçaient par l'intermédiaire de leurs agents, procureurs, fermiers généraux et officiers de la justice seigneuriale.

Il se confrontait au pouvoir collectif communal, jaloux de ses "privilèges et libertés", qui recoupait plus ou moins celui des familles de notables (rentiers des métairies, bourgeois, hommes de loi et marchands), mais pouvait mobiliser l'ensemble des habitants de la Terre.

Il devait composer avec d'autres pouvoirs extérieurs à la communauté : les propriétaires forains (non résidents) de grands domaines fonciers, la puissante bourgeoisie de Millau, les seigneurs voisins, l'évêque de Rodez, le roi et ses multiples représentants.

La sécularisation du monastère en 1739 se traduisit par un repli progressif du pouvoir seigneurial.

Et, pour la période concernée, ces pouvoirs locaux ou provinciaux durent accepter l'accroissement régulier du contrôle royal, à leurs dépens, sur tous les aspects de la vie rurale : administration, fiscalité, recrutement militaire, logement de troupes, corvée pour la construction des routes, etc.

Comme dans de nombreuses campagnes, la tension créée par cette évolution se traduisit par une révolte villageoise, ici en 1773-1774. Cet épisode conflictuel et sa résolution sont singulièrement révélateurs des enjeux de pouvoirs au village en cette fin de XVIIIe siècle.

La période révolutionnaire le fut réellement avec la suppression de la seigneurie, la vente des biens ecclésiastiques et l'accaparement des pouvoirs par les notables locaux, qui durent ensuite s'accommoder du retour du pouvoir national, au cours de la Révolution puis sous le Consulat et l'Empire. Le temps des préfets inaugure un XIXe siècle au cours duquel l'Etat se substitue aux pouvoirs traditionnels.

Sources

Le récit de cette histoire est possible grâce à la richesse des archives d'Ancien Régime : registres paroissiaux depuis la décennie 1670, collection complète des archives notariales depuis le début du XVIIe siècle, archives de la communauté, terrier de 1641 et mutations foncières jusqu'à la Révolution, archives de la justice seigneuriale de 1746 à 1790, archives privées, complétées par les archives des pouvoirs extérieurs (intendance, parlement de Toulouse, sénéchaussée et prévôté, évêché). Les archives de la période révolutionnaire sont moins abondantes – je serai donc plus rapide sur la période 1789-1814.

doc source.JPG Conservé dans des archives privées (AD 12, 171 J), ce billet illustre la question des pouvoirs : le consul de Saint-Léons collecteur de la taille menace deux notables du bourg de logement troupe pour leur faire payer l'impôt

Deux autres documents ont permis cette étude : le livre de paroisse de l'abbé Grimal, manuscrit conservé en mairie (écrit entre 1859-1862 en s'appuyant sur de nombreuses archives) et la Monographie de la commune de Saint-Léons d'Albert Carrière (Mémoire de la Société des Lettres de l'Aveyron, t. XXIV, 1940), également très documentée.

1 – Saint-Léons : présentation générale d'un bourg et de sa campagne (XVIIe-XVIIIe siècle)

Un bourg concentrant les pouvoirs locaux, loin des pouvoirs provinciaux et centraux

En 1634, comme en 1815, Saint-Léons était un petit bourg rural. Plutôt qu'un village. Pourquoi cette différence de qualificatif ? Qu'implique-t-elle en termes de pouvoirs ?

Le lieu même de Saint-Léons était à la fois le centre d'une paroisse, le siège d'un prieuré monastique bénédictin établi depuis le XIe siècle au plus tard, et le chef-lieu de la seigneurie du prieur du monastère. La population du bourg peut être évaluée à 200 habitants environ au XVIIe siècle, environ 700 dans la paroisse et autour de 1200 dans la seigneurie.

L'existence de familles de notables (rentiers de la terre, marchands, notaires, officiers de justice, chirurgiens, apothicaire et régent d'école), d'artisans (forgerons, meuniers, menuisiers, tailleurs, cordonniers, sabotier, etc.), de commerçants et d'aubergistes-cabaretiers faisait du lieu un centre d'activités variées, que confortaient la régularité du marché hebdomadaire et les deux foires annuelles.

25 la société villageoise à Saint-Léons.jpg

La présence toujours visible d'une halle et de mesures à grains de référence (« la mesure de Saint-Léons ») peuvent symboliser ce statut de bourg, qui concentrait des petits pouvoirs locaux.

24 halle.JPG La halle et les mesures à grains

D'autres bourgs concurrents existaient dans sa proximité méridionale et orientale (Saint-Beauzély à 8 km et Verrières à 9 km), mais en partant vers l'ouest et le nord , les petits centres étaient plus éloignés (Ségur et Sévérac à 18 km, Salles-Curan à 22 km), ce qui rendait Saint-Léons attractif pour les populations rurales intermédiaires.

1 plan général géoportail.png Sur un fond de carte totalement anachronique - tiré de Géoportail - les cercles noirs sont proportionnels à l'importance des villages, des bourgs et des villes autour de Saint-Léons - sans critères scientifiques :(

La véritable ville de proximité était Millau, autour de 5000 habitants, carrefour commercial et cité industrieuse. Mais Millau, chef-lieu d'une élection, puis siège d'un subdélégué (1667), n'était qu'un relais des pouvoirs qui se trouvaient bien plus éloignés : les deux capitales de la province étant concurremment Rodez (40 km, siège de l'évêché, d'un présidial-sénéchal, d'une prévôté) et Villefranche-de-Rouergue (90 km, présidial-sénéchal et prévôté dont dépendait Saint-Léons), loin du chef-lieu de la généralité où siégeait l'intendant, à Montauban (160 km, généralité démembrée de celle de Bordeaux en 1635), et de la cour souveraine du parlement, à Toulouse (170 km). Quant à la capitale du royaume, elle se trouvait à 600 km.

Atlas Langueodc Elie Pelaquier.png Saint-Léons dans le contexte languedocien. La carte est tirée de l'Atlas historique de la province de Languedoc réalisé par Elie Pélaquier, et disponible en ligne ici

En somme, Saint-Léons était particulièrement éloigné des hauts lieux de pouvoir, mais sa position à proximité d'une grande route provinciale en faisait un lieu de passage.

La hiérarchie des lieux habités

La carte suivante montre les types de lieux habités autour de Saint-Léons et les délimitations et appartenances administratives, définissant les ressorts des pouvoirs locaux. Les tirets définissent les territoires paroissiaux, dont l'appartenance est représentée par les couleurs. Les pointillés délimitent les seigneuries et communautés, dont l'appartenance est représentée par les formes (cercles, carrés, triangles, etc.).

17 saint-léons carte cntés noms traits.jpg

En Rouergue, sous l'Ancien Régime, il fallait distinguer d'une part les paroisses, de l'autre les seigneuries et communautés, dont les ressorts territoriaux étaient généralement assez différents (voir mes autres articles dans cette partie de mon site), ce qui avait de multiples conséquences pour les habitants.

Ce que j'appelle la « Terre de Saint-Léons » correspondait au territoire de la seigneurie et de la communauté (entité définie par l'administration royale comme un cadre de gestion locale, consulaire, centrée sur le prélèvement de l'impôt royal). Elle couvrait les deux communes actuelles de Saint-Léons et de Saint-Laurent-du-Lévezou (séparées en 1869) et un petit morceau de la commune de Saint-Beauzély (transféré en 1837).

Cette Terre englobait les paroisses de Saint-Léons, de Saint-Laurent et de Mauriac. Et plusieurs hameaux et fermes en marge de la Terre dépendaient de paroisses situées dans des communautés et seigneuries voisines. Si leurs habitants avaient des terres dans une, voire plusieurs, communautés voisines, ils étaient en droit de participer aux affaires de ces communautés, où ils payaient des impôts, mais ils devaient aussi hommages et impôts à d'autres seigneurs.

Dans cet espace, Saint-Laurent et Mauriac pouvaient être considérés comme des villages, respectivement d'environ 150 et 90 habitants. Chefs-lieux de paroisses, ils accueillaient quelques activités autres que rurales (auberges, commerces, artisans), mais tous les pouvoirs civils se trouvaient à Saint-Léons.

saint-laurent sur levezou.fr.jpg Le village de Saint-Laurent

Les autres lieux habités n'avaient pas un tel statut, même lorsque leur population était importante. Généralement, seules les activités agricoles y étaient présentes. Et même si on y trouvait une auberge ou un artisan, le lieu était dans la dépendance de leur centre paroissial et du chef-lieu seigneurial et communautaire, lieu des marchés et des foires.

Les activités économiques agricoles

Les activités essentielles étaient donc rurales et agricoles.

La Terre de Saint-Léons se trouvait à la jonction entre un massif ancien (le Lévezou) et un petit plateau calcaire – un causse – plat, caillouteux, avec des lambeaux de terres plus fertiles, approprié à une petite culture céréalière de maigre rendement (froment, seigle, avoine, orge) et à la dépaissance des ovins. Le troupeau de moutons faisait la richesse du tenancier. Le massif ancien était une terre à seigle, avec également ovins et bovins, de faible rapport. Située un peu en altitude, cette terre accueillait les châtaigniers, mais elle était impropre aux cultures fruitières développées plus loin, en aval du ruisseau qui la traversait de nord en sud, la Muse : pommiers, amandiers, et vignes.

Toute une hiérarchie sociale se partageait les activités agricoles : quelques grands propriétaires de domaines (mais tenanciers du prieur-seigneur) forains (principalement de Millau) ou locaux, leurs métayers, des laboureurs (ou ménagers) – parfois aussi maquignons – qui avaient suffisamment de terres et de revenus pour posséder une ou plusieurs paires de bœufs et des vignes dans les terroirs plus au sud, des paysans dotés de biens modestes, mais vivant du leur, et une masse de travailleurs agricoles (valets, bouviers, bergers, brassiers, domestiques et servantes) qui louaient leur force de travail et se contentaient d'une petite maison et d'un jardin, quand ils ne vivaient pas chez leur maître ou dans leur famille élargie.

Le pouvoir s'exerçait aussi à la fois au niveau de la famille et de la maisonnée - l'oustalada en occitan. Le père de famille, maître de maison, dominait théoriquement les siens, femme, enfants, puis petits-enfants, frères et sœurs célibataires restés au foyer, jusqu'à ce qu'il transmette son bien, et avec lui, tout ou partie de son pouvoir (pour une approche plus précise du système de transmission des biens en Rouergue sous l'Ancien Régime, voir ici). "Théoriquement", car la réalité humaine recèle d'infinies nuances, comme chez Jeanne Creissel, voir , une petite histoire de pouvoir maternel.

Dans la maison élargie, quand les biens nécessitaient l'emploi de domestiques, berger, bouvier, servantes, le pouvoir du maître de maison, pour la durée du contrat, semblait sans limites - sauf quand les domestiques osaient porter plainte devant la justice du seigneur, témoignant des violences qu'ils avaient subies.

Si les confrontations entre groupes sociaux existaient, parfois violemment, elles ne recoupaient pas toutes les formes de solidarités ou de conflictualités qui animaient cette société rurale : solidarités ou conflits à l'intérieur des familles (question d'héritages!), entre familles, plus ou moins élargies, à l'intérieur des hameaux, entre hameaux, jeu des personnalités, des intérêts partagés ou des concurrences, des amitiés fidèles ou des haines recuites. Les affaires de justice – et singulièrement les rixes de cabaret – témoignent de la complexité des relations et des jeux de pouvoir de cette société rurale.

Fin de la première partie. Pour la deuxième partie, cliquez ici.

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