Mur-de-barrez en 1783 : les dangers d'une ville-frontière

Histoire(s)

Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 17 Oct 2016

15 minutes de lecture

1783 : incidents à Mur-de-Barrez

(article publié dans le Bulletin du Cercle Généalogique du Rouergue numéro 86 d'octobre 2013)

Sources et bibliographie

Outre les archives communales et celles de la justice royale de Mur, j’ai consulté les ouvrages suivants : G. Saige et E. de Dienne, Documents relatifs à la vicomté de Carlat, Monaco, 1900 ; Henri Baldit, Paroisses et communes de France, le Cantal, Paris, 1991 ; Abel Poitrineau, La vie rurale en Basse Auvergne au XVIIIe siècle, Paris, 1965 ; Bernard Briais, Contrebandiers du sel, la vie des faux-sauniers au temps de la gabelle, Aubier, Paris, 1984 ; Françoise de Person, Bateliers, contrebandiers du sel, La Loire au temps de la gabelle, Molineuf, éd. de la Salicaire, 1999 ; Jean-Claude Hocquet, Le sel et le pouvoir, Paris, 1985, Jean-Claude Hocquet (éditeur), Le roi, le marchand et le sel, Lille, 1987 (recueil d’articles dont ceux de Georges Claux sur la contrebande entre Lorraine et Champagne, et surtout celui de Micheline Huvet-Martinet sur le faux-saunage entre Bretagne et Maine). Le site des archives du Cantal a permis de compléter certains renseignements.

Mur-de-Barrez, « ville-frontière » ?

L’expression « ville-frontière » pour Mur-de-Barrez est sans doute excessive. L’idée est d’examiner dans quelle mesure sa situation géo-administrative, dans une partie du Rouergue pénétrant en pointe dans l’Auvergne et proche de la frontière entre ces deux provinces, avait des effets sur la vie de ses habitants.

une petite cité administrative et commerciale

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Mur-de-Barrez était une petite ville de 1100 habitants environ (enquête de 1771, dénombrement de 1791). Plusieurs éléments lui conféraient un véritable statut urbain : sa charte des libertés, franchises et privilèges de 1246 ; sa structure sociale, composée de nombreux notables (officiers de l’administration royale, hommes de loi, rentiers, marchands), de multiples artisans (en 1771, le curé cite un orfèvre, quatre forgerons, deux chaudronniers, trois serruriers, cinq maçons, quatre charpentiers, quatre tailleurs, trois perruquiers, dix cordonniers et deux selliers) ; le statut de son église, dotée d’un chapitre de chanoines ; son rôle administratif (chef-lieu de subdélégation, siège d’une cour de justice royale et d’un grenier à sel, nombreux offices de notaires, etc.) ; son rôle économique (sept foires par an et un marché hebdomadaire le lundi, carrefour commercial du Barrez sur un axe nord-sud important) et son organisation spatiale (remparts, portes de ville, foirails). Les archives judiciaires permettent aussi de constater la présence de nombreux marchands ou artisans de passage. En 1783 par exemple, l’un des témoins est Paul Pierre de la Rivière, relieur de livres natif d’Avignon.

au coeur du Carladez, à la frontière du Rouergue et de l'Auvergne

Mur-de-Barrez est aujourd’hui situé à la limite de l’Aveyron et du Cantal, donc de Midi-Pyrénées et de l’Auvergne. Cette limite suit le Goul à l’ouest, puis une ligne de crête au nord. Elle existait déjà sous l’Ancien régime, séparant, entre autres, le Rouergue et l’Auvergne. Toutefois, au moins depuis le Xe siècle, elle était chevauchée par une très grande entité seigneuriale, le Carladez, dont le territoire se partageait entre Auvergne et Rouergue. Le Carladez a formé une seigneurie autonome et unitaire jusqu’à la Révolution française. Après des siècles d’histoire seigneuriale complexe, le roi Louis XIII le céda en 1641 aux Grimaldi, princes de Monaco, qui en furent les seigneurs suzerains jusqu’en 1789. Or Mur-de-Barrez était la principale ville du Carladez. Effectivement, elle polarisait les activités économiques et commerciales d’un territoire qui s’étendait de part et d’autre de la limite entre Auvergne et Rouergue. De ce fait, elle pourrait être considérée comme l’inverse d'une ville-frontière.

Cependant, cette limite était effective dans plusieurs domaines.

Premièrement, la limite entre Rouergue et Auvergne était administrative : d’un côté la généralité de Guyenne, puis de Montauban (après 1635) et de l’autre celle de Riom, d’un côté l’élection de Rodez et la subdélégation de Mur, de l’autre les élections et subdélégations d’Aurillac et Saint-Flour.

Deuxièmement, la limite était ecclésiastique, séparant le diocèse de Rodez de celui de Saint-Flour, et les archevêchés de Bourges et d’Albi depuis 1678.

Troisièmement, la limite était judiciaire puisque l’Auvergne relevait du Parlement de Paris alors que le Rouergue dépendait de celui de Toulouse ; de ce fait, la jurisprudence y était différente. De part et d’autre de la frontière, une multitude de justices seigneuriales marquetait les territoires. Le Carladez constituait théoriquement une entité judiciaire spécifique, mais les archives compilées par Saige et Dienne montrent que la réalité était beaucoup plus complexe. La limite entre pays de droit écrit et provinces de droit coutumier (coutume d’Auvergne de 1510) passait plus au nord. En gros, elle séparait le Cantal actuel en deux parties, sud et nord. Le régime de transmission des biens, hérité du droit romain, était donc le même de part et d’autre de la limite. Mais certains actes rouergats font références à une coutume du Rouergue. Une étude comparative des testaments, contrats de mariage et donations entre vifs serait intéressante pour établir si les règles étaient strictement identiques de part et d’autre du Goul.

Enfin, la limite était fiscale : l’Auvergne était une province de taille personnelle (impôt réparti en fonction de la richesse estimée des chefs de famille) alors que le Rouergue était un pays de taille réelle (impôt réparti en fonction des biens fonciers évalués dans un cadastre ou compois).

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entre pays de petite gabelle et province rédimée

Par ailleurs, le cas de la gabelle, le fameux impôt sur le sel, est particulier. Le territoire du royaume de France était divisé en de multiples zones où l’impôt sur le sel était très différent, entre provinces exemptées d’impôt et régions lourdement taxées (le prix du sel variait de 1 à 30 entre la Bretagne et l’Anjou). Parmi ces zones, on trouvait les « provinces rédimées » où l’impôt était faible, alors qu’il était fort en pays de « petite gabelle ». Le Rouergue était de petite gabelle, alors que l’Auvergne était partagée entre zone rédimée et zone de petite gabelle. La limite entre ces deux zones avait été fixée au XVe siècle, elle suivait les rivières de l’Alagnon et de la Jordanne. Mais le texte ne précise pas où elle passait au sud de la Jordanne, qui se jette dans la Cère près d’Aurillac, et aucun document ne m’a permis de trouver l’information à ce jour. Même si la partie de l’Auvergne proche du Rouergue était en zone de petite gabelle, la limite avec les provinces rédimées n’était pas loin de Mur-de-Barrez, d’ailleurs situé sur un axe routier important.

C’était donc un lieu de contrebande, de faux-saunage, qui concurrençait la vente taxée du grenier à sel local. En effet, d’après la carte de 1784 attribuée à Necker, le sel se vendait 9 à 11 livres le minot en Auvergne rédimée contre 28 livres 15 sols en Auvergne de petite gabelle et en Rouergue. La vente du sel et la perception de la gabelle était affermée par le roi, et les personnes qui s’en occupaient étaient appelées employés des gabelles ou des fermes du roi. Ils avaient pouvoir de surveiller le commerce et devoir de dénicher les contrebandiers, les faux-sauniers. Des cours de justice spécifiques étaient chargées de juger les faux sauniers ; pour les petites affaires, elles étaient établies dans les villes de grenier à sel, et pour la grande contrebande, il existait des cours spéciales, appelées Commissions du Conseil. Celle de Valence en Dauphiné avait pour ressort le sud-est du royaume.
Disponible sur internet, par exemple sur le site des archives du Tarn à l’adresse : http://expocartesetplans.tarn.fr/index.php?id=1572

Incident à la porte de la Berque, le 17 août 1783

Le dossier judiciaire sur lequel repose mon récit est composé de 10 pièces, datées du 18 août au 2 octobre 1783. Il se rapporte aux événements déclencheurs du 17 août, mais aussi à d’autres faits antérieurs ou postérieurs. Il commence par la plainte déposée par Gabriel Cambourieu, paysan de Serves, paroisse de Taussac, adressée au juge royal de Mur-de-Barrez le 18 août, accompagnée d’un certificat du chirurgien Guillaume Bourran, l’un des deux praticiens de Mur. Cambourieu se plaint d’avoir été agressé avec sa mère par un groupe d’inconnus à la porte de la Berque, à l’entrée nord de la ville de Mur, le 17 août au soir, alors qu’il faisait nuit. Ces inconnus ont voulu le fouiller, ainsi que sa mère, il s’y est opposé et déclare avoir été tabassé. Le chirurgien a constaté, une fois lavés la chemise et le visage ensanglantés de Cambourieu, qu’il avait des plaies et des écorchures (escorations) au visage, au bras droit et aux jambes, attribuées à des coups de bâton noueux. Au vu de la plainte, le juge royal du lieu, Maître Jean François Redouly de la Beseyrie, signe une ordonnance d’enquis, c’est-à-dire l’ouverture d’une procédure criminelle (voir le dernier ouvrage de Jean Maurel).

Le lieutenant des fermes du Roy arrêté

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La procédure criminelle commence par une enquête : le plaignant donne une liste de témoins que le juge interroge secrètement sur les faits. L’instruction, appelée information, est prise en note par le greffier ordinaire de la justice royale, Guillaume Montheil. Dès le 18 août, cinq témoins sont interrogés, dont quatre qui ont assisté à l’échauffourée et confirment que Cambourieu a été jeté à terre et roué de coups de pieds et de bâtons. Ils nomment les quatre agresseurs : Tabournel, Ladoux, Viguier et Robert, qualifiés d’employés, sans précision. Sur la demande du procureur du roi Piales, le juge ordonne l’arrestation et l’emprisonnement des quatre accusés, ainsi que la saisie de leurs biens. La suite de la procédure montre qu’un seul des quatre fut arrêté, Pierre Tabournel. Les autres ont réussi à s’échapper. Or Tabournel était Lieutenant des fermes du Roy au siège de Mur-de-Barrez, c’est-à-dire un officier qui dirige les employés des gabelles.

La réplique des gabelous

La quatrième pièce au dossier est particulièrement intéressante : c’est une requête adressée au juge royal de Mur par le procureur du roi de la subdélégation de la Commission du Conseil établie à Valence en Dauphiné. Elle demande que la procédure de justice enclenchée par le juge royal de Mur soit transférée à Valence, et que le prisonnier soit emmené à Villefranche-de-Rouergue. Cette requête s’appuie sur des arrêts du Conseil du roi qui établissent des exceptions judiciaires pour les employés des gabelles : toute affaire les concernant dans l’exercice de leurs fonctions relève exclusivement de la Commission du Conseil et de nulle autre instance judiciaire. Le texte reprend la version des faits établie par Tabournel : il était alors à la porte de la Berque avec ses employés pour vérifier s’il n’y avait pas de contrebande de faux sel et autres marchandises prohibées la veille d’une des sept foires de Mur. Ils étaient dûment munis de leur commission et revêtus de leurs bandoulières, insigne de leur fonction royale, et Cambourieu (appelé ici Cambayré dit Cantel) est accusé de rebellion (opposition à force ouverte). Le 29 août, Jean Antoine Avezou, huissier royal de Villefranche, vient remettre cette requête au greffier Guillaume Montheil, qui la transmet au juge et au procureur. Le juge envoie une copie de l’entière procédure à Valence, mais, suivant le substitut du procureur de Mur, il refuse de se dessaisir de l’affaire et de son prisonnier : il envoie également la procédure à la cour souveraine du Parlement de Toulouse, afin qu’elle statue sur la contestation de juridiction.

L’affaire rebondit

Début septembre, l’affaire rebondit, avec une nouvelle plainte déposée par le procureur du roi (document non conservé) contre les mêmes employés des gabelles et d’autres, pour divers délits. Elle est suivie par une enquête auprès de 18 témoins. En l’absence du juge royal, c’est un avocat de Mur, Antoine Condamine, qui mène l’interrogatoire. Il semble que l’objectif du procureur était d’accumuler les charges contre les gabelous :

Les accusations et les témoignages accablants se concentrent sur la personne de Ladoux dit Bargue, qui ne se contrôle plus quand il est ivre. Ainsi début août, devant une auberge de la Corette, il avait saisi Sylvain Maréchal de Taussac, l’avait fait tomber par terre et traîné dans la boue. Vayrès dit Capelier de Taussac venu au secours de son compatriote fut poussé et renversé sur une pierre. Un autre jour, Ladoux faisait du tapage chez Marion Rigal, aubergiste, se vantant de ne craindre personne et menaçant les autres consommateurs. L’après-midi du 17 août, alors que des jeunes gens jouaient aux quilles place de la Berque, il en saisit un par les cheveux et le traîna à terre.

Mais les accusations concernent aussi celui qui dirige l’équipe des employés des gabelles, au-dessus de Tabournel, à savoir Drex (ou Drech). Il est accusé de passer son temps à chasser « à chien courant » sur les terres du prince de Monaco. Mais surtout, il aurait dressé un faux procès-verbal de rébellion contre Cambourieu le lendemain de l’échauffourée à la porte de la Berque. On comprend que c’est lui qui a enclenché la procédure d’opposition à l’action du juge de Mur par le procureur de la Commission du Conseil. Puis il aurait organisé une visite avec ses hommes chez le greffier Montheil pour s’emparer de la procédure criminelle. Cette visite s’est faite en l’absence de Montheil, et aucun papier n’a été réellement saisi.

les employés des gabelles contre la justice royale

La journée du 29 août est particulière. C’est le jour où l’huissier de Villefranche vient remettre au greffier de Mur la demande de transfert de la procédure à Valence et du prisonnier à Villefranche. De façon très allusive, on comprend que l’huissier s’étant heurté à un refus de transfert du prisonnier, les employés des gabelles, sous la direction de Drex, tentent d’intimider les officiers de justice de Mur en simulant une libération du prisonnier. La femme de l’aubergiste où sont logés les employés fait dire à la geôlière de Mur qu’ils vont venir chercher le prisonnier. Ils se présentent à vingt-cinq, armés de bâtons, devant la prison et menacent d’en enfoncer les portes. On ne sait pas précisément ce qu’il s’y passe, mais Drex doit débattre avec les notables de Mur. Parmi eux se trouve un jeune avocat fils de notaire, un certain Fualdès. Et l’on ne touche pas au prisonnier. Drex menace alors les habitants de Mur en général, le greffier et le procureur du roi en particulier.

A la suite de ces témoignages, Condamine ordonne l’arrestation et la saisie des biens de tous ceux qui sont mis en cause. Mais aucun ne sera emprisonné. Reste Tabournel qui subit un interrogatoire le 8 septembre. Antoine Condamine, qui l’interroge, laisse entendre que les employés de la gabelle passaient leur temps à boire dans les auberges de la ville, y compris les dimanches et jours de fête pendant l’office divin, ce qui a occasionné une ou plusieurs altercation avec le procureur du roi, dont on apprend qu’il effectuait des rondes de police le soir. Sans doute le procureur a-t-il saisi la première occasion sérieuse pour lancer une procédure criminelle, soutenu par l’ensemble de la population locale.

Conclusion

Comme souvent, les documents conservés nous laissent sur notre faim : la dernière pièce est une ordonnance de confrontation des témoins et des accusés, mais cette confrontation a-t-elle eu lieu ? Le seul prisonnier, Tabournel, a-t-il finalement été condamné ? La justice de Mur n’a-t-elle pas finalement été dessaisie ? Il faudrait explorer d’autres fonds d’archives, sans certitude de trouver une réponse. Quoiqu’il en soit, cette affaire illustre pour le Rouergue un fait connu par ailleurs : la détestation générale des employés de la gabelle, et la complicité de l’ensemble de la société contre eux et en faveur des faux-sauniers.

Jean-Yves Bou

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