La Combevidoulès, un "paradis fiscal" au XVIIIe siècle

Atlas du Rouergue

Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 03 Oct 2016

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La Combevidoulès, un « paradis fiscal » entre Rouergue et Languedoc au XVIIIe siècle

(article publié dans le Bulletin du Cercle Généalogique du Rouergue, numéro 80, avril 2012)

C’est en préparant l’Atlas des paroisses du Rouergue, que j’ai trouvé le document qui fait l’objet du présent article. Il s’agit d’un mémoire de 17 pages conservé dans la liasse 2 E 288-41 des archives départementales de l’Aveyron. Cette liasse et la suivante sont les vestiges des archives de M. de Nayrac, subdélégué de Vabres au XVIIIe siècle.

Supplient humblement les consuls et communauté de Brusque …

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Voici un extrait des premières pages du document (l’orthographe et la grammaire originales ont été respectées, par contre les majuscules et minuscules, les accents, les apostrophes et la ponctuation ont été établies d’après les normes actuelles).

A Monseigneur le Comte de Gourgues intandant en la province de Guienne ou à M. de Nayrac son subdélégué et comm[issai]re député par sa Grandeur,

Supplie humblement les consuls et comm[unau]té de la ville de Brusque quy ont l’honneur de représanter à votre Grandeur que la province du Languedoc se trouve divisée avec celle de Guienne du cotté des paroisses de Mélagues et St Pierre des Cats par le chemin quy vient de Graissessac jusques au col de Marcou. Cette division se continue après led[it] col en prenant le sommet de la montagne quy reigne jusques à la terre de Boisseson par des limites quy sont sur led[it] somet quy ne permettent point d’ignorer quelles y ont été plantées pour indiquer la division de ces deux provinces ; le terrain quy est du cotté du levant est dans celle du Languedoc et l’autre partie quy est du cotté du couchant est de la province de Guienne ;

Au bas de laquelle montagne et du cotté du couchant est une combe placé entre lad[ite] montagne et la terre d’Arnac ; laquelle est indiquée Combevidoules par tous les titres et documens qu’on trouve parceque s’étoit antiennement un bois et forest quy a été après travaillé et deffriché dans lequel on a ensuitte batty quatre ou cinq maisons ;

Cette combe a autour d’un quart de lieüe de longeur sur deux ports de fuzil de largeur elle vient se terminer cazy auprès des meurs des maisons du lieu de St Pierre ; A cest indication il n’est pas permis d’ignorer qu’elle fait partie de la terre de Brusque et Mélagues et concequament de la province de Guienne ; (…)

Comme cette combe forme une espèce d’encinte et qu’elle étoit un bois ou forest lors de la 1ere faction du compoix on en laissa une grande partie à allivrer ;

Dans la suite quelques h[abit]ans y ayant batty et deffriché ils profitèrent de cette obmission à raison de quoy ils n’ont jamais payé de taille ny vouleu permettre aucun allivrement sur le terrain obmis à allivrer au seul prétexte qu’ils le jouissent noblement sans en justifier ou de ce que lorsqu‘on a vouleu faire cotiser cette partie obmise dans la province de Guienne ils ont souteneu estre de celle de Languedoc et quand on a vouleu en faire de même dans cette dernière province ils ont dit estre de celle de Guienne et sur ces prétextes spétieus ils s’en sont dispancés ainsy que de contribuer à aucune levée de milice ; ils font plus, ils y réfugient plusieurs junnes hommes pour les en absenter et se mettent aussy par les mêmes prétextes à l’abry de contribuer à la plus grande partie des charges et impozitions de sa majesté qu’ils font suporter au restant de la comm[unau]té de Brusque malgré qu’ils soint intimement convaincus qu’ils en sont membre (…) ».

Le document est un mémoire qui associe une requête et un argumentaire. Il est adressé par les consuls et la communauté de Brusque à l’intendant ou à son subdélégué. L’intendant était le représentant du roi en province, une sorte de « super-préfet ». Il était à la tête d’une généralité. Contrairement à ce que suggère le document, M. de Gourgues n’était pas intendant de Guyenne, mais de Montauban. En effet, la province de Guyenne avait été divisée en plusieurs généralités. Celle de Montauban regroupait le Quercy et le Rouergue. M. de Gourgues en a été intendant entre 1761 et 1773. Les généralités étaient elles-mêmes divisées en subdélégations, sortes de sous-préfectures. Vabres était le chef-lieu d’une subdélégation couvrant le sud du Rouergue, et M. de Nayrac était subdélégué à l’époque de l’intendant de Gourgues. Généralités et subdélégations étaient divisées en communautés, cellules de base de l’administration royale et fiscale, ancêtres de nos communes aveyronnaises. A l’extrême sud du Rouergue, la communauté de Brusque couvrait les communes actuelles de Brusque, Arnac-sur-Dourdou, Mélagues, Tauriac-de-Camarès et Fayet. La quasi totalité de cette communauté était dans la seigneurie des marquis de Sévérac. Quasi …

La Combevidoulès ou Valvidoulès

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La plainte est portée contre les habitants de la Combevidoulès ou (Combe) Valvidoulès, située à la limite des provinces de Guyenne et de Languedoc. Les cartes jointes montrent les limites de cet espace. Il s’agit d’un vallon allongé du Nord-Est au Sud-Ouest, entouré de reliefs boisés. Au Nord-Est, il correspond à la très haute vallée de la Nuéjouls, qui prend sa source au centre du vallon, coule vers le Nord-Est, passe par un petit défilé qui ferme la combe, puis s’ouvre sur un autre vallon où se trouve Saint-Pierre-des-Cats. La partie Sud-Ouest de la combe est sur un autre bassin versant, celui du Dourdou. Il y avait alors trois lieux habités, dont il reste des vestiges : La Lande (deux ou trois feux), La métairie de Mayni dite aussi La Salesse et Proudoumat (un feu).

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Un paradis fiscal contesté

Selon les plaignants, les habitants de cette combe cherchaient à utiliser leur situation frontalière pour échapper à certains impôts. D’une part, ils ne payaient pas la taille sur toutes leurs terres, prétextant en jouir noblement, donc bénéficier d’un privilège fiscal. D’autre part, ils se dispensaient de contribuer à la levée de miliciens, c’est-à-dire de participer au tirage au sort pour le service militaire et ils accueillaient des jeunes hommes du voisinage qui voulaient y échapper. Mais en plus, et c’est l’objet principal du document, ils prétendaient ne pas payer les charges demandées par la communauté de Brusque, en particulier la contribution au droit d’octroi, nouvel impôt.

On comprend que ce document était un argumentaire précis qui répondait à un autre document produit par les habitants de la Combevidoulès pour justifier leur refus de payer le droit d’octroi. Ils essayaient de prouver qu’ils n’appartenaient pas à la communauté de Brusque et à la Guyenne, mais au Languedoc. Au contraire, les consuls de Brusque développaient plusieurs points pour prouver que la combe faisait partie de la terre de Mélagues, dans la communauté de Brusque. Les voici :

L’argument de l’ancienneté : l’acte fondateur de 1246

Le mémoire essayait d’établir une histoire de cet espace. Il mentionne à plusieurs reprises la concession de 1246 faite par le comte (de Toulouse) Raymond aux habitants de Brusque du droit de dépaissance sur la terre de Mélagues et de Vidoulès. Donc dès le XIIIe siècle, cet espace avait une identité propre à l’intérieur du Brusquès, grande unité administrative subdivisée entre les terres de Brusque, de Mélagues, d’Arnac et de Fayet, mais il était associé à la terre de Mélagues. L’endroit était « antiennement » couvert de forêts et a été ensuite défriché et peuplé. Les registres paroissiaux de Saint-Pierre sont conservés depuis 1673, date à laquelle les trois lieux étaient déjà habités. Les actes notariés indexés par le Cercle Généalogique de l’Aveyron (Millau) permettent de remonter jusqu’en 1646 pour La Lande, 1653 pour Proudoumat, 1673 pour Mayni. D’autres recherches seraient nécessaires pour établir le moment du peuplement de cet espace.

Communauté contre justice seigneuriale

Le problème résidait dans le fait que les droits seigneuriaux sur la Combevidoulès avait été cédée par les seigneurs de Brusque à la famille des comtes de Thézan ou leurs précédesseurs qui étaient coseigneurs de Boissezon, seigneurie limitrophe au Sud-Ouest de la combe, côté Languedoc. Cette cession avait fait de la Combevidoulès une petite seigneurie autonome, dite de La Lande, avec sa propre justice dont les habitants du lieu étaient officiers. Ainsi en 1662, Jacques Bonnel de La Lande, fils de feu Etienne et son successeur dans la charge de bayle de la justice de La Lande du Valvidoules, épousa Marie Vidal, fille de feu Pierre de Proudoumat, procureur juridictionnel de la même justice (C.G.A.).

De plus, le comte de Thézan, avait fait reconnaissance au roi de sa terre de La Lande avec ses autres possessions, en Languedoc.

Enfin, deux ans avant la plainte, le siège de la justice de La Lande avait été transféré à Boissezon sur l’initiative du comte, coseigneur de Boissezon où il détenait un tiers du droit de haute justice, qu’il exerçait donc quatre mois sur douze, en alternance avec les autres coseigneurs. Par ce transfert, la justice de La Lande se retrouvait dépendante de la sénéchaussée de Castres, au lieu de Villefranche-de-Rouergue.

Pour les consuls de Brusque, ces changements récents qui concernaient seigneurie et justice n’affectaient en rien l’appartenance de la combe à leur communauté.

La preuve par le sel et par la capitation

L’argument principal des consuls était que les habitants de la Combevidoulès étaient inscrits au rôle de capitation de Brusque. La capitation était un impôt royal qui se payait par foyer et non sur les biens comme la taille. Le montant de l’impôt était réparti par provinces, puis par communautés et enfin par foyers. Le fait que les habitants de la combe étaient inscrits à Brusque prouvait leur appartenance à la communauté, d’autant que personne ne s’en était jamais plaint.

Un autre argument concernait le sel : les habitants de la combe l’achetaient au détail chez le regrattier de Saint-Pierre-des-Cats, Bonnel hoste, ou en gros au bureau de Saint-Affrique, chez un des buretistes, et non en Languedoc. On sait que le sel était un bien essentiel soumis à l’impôt de la gabelle, qui se prélevait différemment selon les provinces et faisait l’objet d’une contrebande importante et donc d’un contrôle très strict. On ne pouvait se fournir en sel que dans sa province, sans risquer de sérieux problèmes. C’était donc un argument de poids.

La preuve par la dîme : un argument contestable

Les consuls de Brusque avançaient comme autre argument que les habitants de la combe payaient la dîme comme paroissiens de Saint-Pierre-des-Cats au prieur de Saint-Pierre et à l’évêque de Vabres, et non au prieur de Saint-Amans-de-Mounis, paroisse voisine située en Languedoc.

En réalité cet argument est contestable, car il existait des paroisses à cheval sur plusieurs communautés appartenant à des provinces différentes. Par exemple, la paroisse de Saint-Étienne-de-la-Capelle était à cheval sur les communautés de Lacaune en Languedoc et de Murasson et Saint-Sever en Rouergue. Donc l’appartenance à la paroisse de Saint-Pierre-des-Cats ne prouve rien.

Il serait intéressant de trouver d’autres documents sur cette affaire qui apporte un éclairage particulier sur la complexité des découpages territoriaux et les questions de frontières régionales au temps de l'Ancien Régime.

Jean-Yves BOU

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