Les deux mariages, les deux procès et les quatre testaments de Jeanne Creissel

Saint-Léons

Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 04 Dec 2016

9 minutes de lecture

Il était une fois Jeanne Creissel, de Frontin de Saint-Léons ...

Une origine modeste

Jeanne Creissel (Creyssels ou Craisseils) naît dans un modeste foyer du hameau de Frontin, paroisse de Saint-Léons, diocèse de Rodez, en 1707. Elle est la fille aînée de Louis Creissel et de Marguerite Galiber. Une seule sœur, Catherine, naît après elle en 1712.

Mariée à 19 ans

En 1727, elle n'a pas encore 20 ans, elle épouse Pierre Vidal, originaire du hameau voisin de Baldare. Dans son contrat de mariage, Jeanne est héritière de ses parents. Les biens sont évalués à 95 livres, et elle devra payer 36 livres de dot à sa sœur. Elle lui versera en réalité 84 livres. L'époux, Pierre Vidal, est issu d'une grande fratrie de fermiers de Baldare/Montplo. Il devient à son tour fermier, aux Landes de Saint-Beauzély en 1730, puis aux Arènes en 1737. Au moins neuf enfants naissent de ce mariage, entre 1727 et 1748. La première et la dernière filles meurent entre 1749 et 1766, les sept autres enfants survivront à leur mère.

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Le premier testament

Jeanne Creissel récite son premier testament le 3 septembre 1749, à 42 ans, du vivant de son mari. Elle désigne comme son héritière universelle sa seconde fille, Jeanne Vidal, agée de 20 ans. Ce type de choix n'est pas habituel : les garçons sont plus souvent choisis que les filles, les aînés, voire les benjamins, que les cadets. L'acte ne nous donne aucun indice pour expliquer la volonté de Jeanne Creissel. Elle lègue dix livres à chacune de ses autres filles et cinq à ses garçons. Elle aurait pu faire de son mari le restituteur de ses biens, elle préfère choisir elle-même l’héritière, et laisser à Pierre Vidal "la jouissance de la petite chambre qui est derriere la maison fouganhe". Quoiqu'il en soit, elle guérit et enterre son mari en 1751. Apparemment, il n'avait pas fait de testament pour les 50 livres de dot qu'il avait apporté lors de leur contrat de mariage. Auquel cas, la somme dût être distribuée à parts égales entre ses enfants. Modeste héritage.

La fille aînée devenue fille-mère

En mars 1754, Jeanne Vidal, l'éventuelle héritière de Jeanne Creissel, accouche à Frontin d'une enfant illégitime baptisée Marianne. Puis en mai, elle est accueillie à l'hôpital de Millau. En effet, en 1752 l'hôpital a obtenu du Conseil du Roi le versement annuel des grains du seigneur de Saint-Léons qui étaient auparavant destinés à l'aumône, distribuée à l'ensemble des habitants de la seigneurie sous la forme d'un pain tous les deux jours. En échange, l'hôpital s'engage à recevoir les malades et les pauvres de Saint-Léons. Pour payer "les frais de couche et la nourriture de l'enfant", Jeanne intente un procès pour "gravidation" (grossesse non reconnue par le père) contre Etienne Montrosier, cadet d'un laboureur d'Azinières, chez qui elle a sans doute été servante. Et en juillet, assistée de sa mère, elle reçoit 99 livres dudit laboureur, en application d'une sentence du juge-bailli de Millau. Peu de temps après, Jeanne Vidal part s'intaller à Lodève où elle se mariera.

Le contrat de remariage … à honorer …

En avril 1758, à 51 ans, Jeanne Creissel passe contrat de remariage avec un veuf, François Ourtiguet. Originaire de Ségur, il est berger puis valet dans la paroisse de Saint-Léons depuis 1749. En 1755, il a épousé une fille de La Valette, qui meurt l'année suivante. Leur enfant n'a pas dû survivre. Le contrat est succinct : ils apportent chacun "leurs biens" et elle donne à son futur époux, en cas de prédécès, la jouissance de la maison à Frontin et d'un petit jardin avec un "lict garni de bois, palhasse et linceuls, un pot fer et un chaudron cuivre, une mayt a pétrir". Mais avant que le contrat soit honoré, Jeanne Creissel engage deux procédures devant la justice de Saint-Léons …

Le procès contre ses fils, pour injures et menaces de mort

En effet, en juillet 1758, Jeanne Creissel intente un procès au criminel contre deux de ses fils pour injures et menaces de mort. D’après sa plainte, un dimanche, à Saint-Léons, elle rencontre ses fils Louis l'aîné, alors valet à la Glène, et Mathieu qui revient du Languedoc. Elle les embrasse "et leur témoigne des sentiments de tendresse qu'elle a toujours eu pour eux". Ils l'invitent à boire un verre chez Maury, elle les suit. C'est là que la situation dégénère : après l’avoir raillée, ils lui auraient demandé pourquoi elle n’accomplissait pas son mariage avec son fiancé, et finalement ils auraient menacé le futur couple d’un couteau dans le ventre s’ils se mariaient. Les témoins qu’elle désigne plaident en fait plutôt en faveur des deux garçons (mais ce sont leurs compagnons de cabaret …) : l’aîné aurait multiplié les marques de respect et d’obéissance filiale à sa mère en lui reprochant toutefois de les avoir chassés de la maison, de les obliger à se louer, de ne pas leur donner leur part de l'héritage paternel et de faire profiter des étrangers de son bien, "tandis que s'il la prioit de lui faire ou de lui filer une simple paire de bas, elle la lui refuseroit, et ladite Creissel ayant dit audit Louis Vidal qu'il étoit un coquin, en lui appliquant deux soufflets, ledit Vidal auroit dit à sadite mère : battés moy tant que vous voudrés, faites de moy ce qu'il vous plairra comme vous faites de vôtre bien, mais quant vous aures tout mangé je vandray jusques a ma chamise et mon chapeau, pour vous entretenir et fournir à vos besoins". Mathieu, par contre, menace de planter un couteau dans le ventre du fiancé s’il entre dans la maison familiale. La mère réagit violemment en tentant de le frapper avec une bouteille et en cassant et jetant des verres.

Le procès contre son fiancé pour gravidation

Nous n’avons pas la suite de la première procédure, par contre nous conservons une seconde plainte de Jeanne Creissel, datée de septembre 1758, dans laquelle elle accuse son fiancé de gravidation, et de refuser d’accomplir les promesses de mariage, malgré une assignation devant l’official de Rodez (la justice de l'évêque) : "ayant été recherchée depuis environ huit mois par François Ourtiguet, lequel par ses assiduités auprès d'elle, et ses promesses réitérées de l'épouser lauroit randue enceinte (…)". Elle a alors 51 ans. Elle doit répondre aux questions du juge de Saint-Léons : elle se croit enceinte depuis un mois après le contrat de mariage (donc depuis mai). François Ourtiguet l'aurait "connue charnellement" deux fois avant le contrat et trois fois après, entre mars et avril. Elle n'a pas eu de commerce avec d'autres depuis. Convoqué à son tour devant le juge, le fiancé laisse entendre que la plainte est un coup monté pour le forcer au mariage. D'après lui, ils se fréquentent depuis la fin du Carnaval, mais il ne l'a jamais connue charnellement. Et il refuse d'accomplir le contrat de mariage parce que les enfants de Jeanne Creissel auraient menacé de le tuer et de le brûler dans leur maison et parce qu'elle-même avait laissé entendre qu'elle l'accuserait de gravidation. Qui faut-il croire ?

Et finalement, ils se marient en 1760, près de deux ans après le contrat de mariage, et curieusement dans la paroisse de Salsac.

Le deuxième testament

En 1766, Jeanne Creissel teste une seconde fois. Le registre du notaire mentionne dans la marge la révocation du testament de 1749, dont les clauses étaient bien dépassées. Jeanne a maintenant 59 ans et se sent souffrante. Elle lègue à François Ourtiguet la jouissance de la maison, conformément au contrat de mariage. Et elle désigne comme son héritier Louis, le fils aîné. Et elle guérit.

Le troisième testament

En 1779, à 62 ans et en bonne santé, elle se présente chez le notaire Chaliès pour changer ses dispositions testamentaires. Sans mentionner son mari François Ourtiguet, elle fait de son fils benjamin Antoine, alors valet à la Roubayre d'Escoudournac, son héritier universel. Rien, hors notre imagination, ne nous permet d'expliquer ce retournement, ni le suivant …

Le quatrième et dernier testament

Presque deux ans plus tard, en janvier 1781, Jeanne fait appeler maître Chaliès à Frontin pour revenir à ses précédentes intentions : elle légue à François Ourtiguet l'habitation dans une chambre attenante à la maison et Louis redevient son héritier universel.

Elle s'éteint le 30 juin 1781 à l'âge de 74 ans.

Entre temps, Jeanne Vidal s'est remariée à Lodève avec un homme de La Clau, Mathieu s'est mariée à Ceyras avec une fille des Arènes, et s'est ensuite installé à Clermont l'Hérault. Il héritera de la part de Pierre, dont on ne sait rien d'autre. Jean s'est marié à Mialas de Verrières avec une modeste héritière. Catherine meurt entre 1780 et 1792 et Antoine se marie en 1781 et s'installe à La Clau.

On ne sait rien de François Ourtiguet après 1781.

Longtemps valet dans les environs, Louis finit par revenir à la maison de Frontin. En 1792, il règle les droits de successions de ses trois frères. Il décède en 1811, sans enfants, laissant la maison à sa seconde épouse.

Conclusion

Ainsi, la vie de Jeanne Creissel, modeste paysanne du XVIIIe siècle, est incroyablement documentée. Toutes ces informations sont tirées des registres paroissiaux, des registres notariaux (maîtres Joannis, Chaliès et Poujade) et des archives judiciaires de Saint-Léons, tous conservés aux Archives départementales de l'Aveyron. Les quatre testaments montrent la réalité de la liberté de disposer de ses biens selon le droit romain, alors que l'usage social était de préférer l'aîné des garçons. Les modifications de dispositions testamentaires étaient généralement liées à des événements familiaux importants (la mort de l'héritier désigné). Curieusement, Jeanne Creissel a attendu longtemps avant de modifier ses premières dispositions, alors que l'héritière choisie était fille-mère et avait quitté la région. D'autre part, on croit deviner que Louis ne s'éloigne pas trop de Frontin, comme s'il comptait bien recueillir l'héritage, mais sa mère semble décidée à vivre sans ses enfants. Une image très différente de celle de la cohabitation des générations véhiculée par la tradition et par de nombreux autres témoignages. On devine donc une femme de caractère, qui ne s'est pas sentie obligée de se conformer à tous les usages de son environnement social. Mais attention à l'imagination et aux anachronismes …

Article publié dans le Bulletin du Cercle généalogique du Rouergue, janvier 2009, n°67, p.18

Jean-Yves Bou

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