Des hameaux peuvent-il changer de paroisse ? (1) Le cas d'Alrance
Atlas du Rouergue
Écrit par Jean-Yves Bou et publié le 19 Jan 2025
39 minutes de lecture
La paroisse d'Alrance est un cas emblématique de la complexité de certaines situations paroissiales sous l'Ancien Régime, et de leur évolution dans les années 1780.
Le cas d'Espinouzet
Situé actuellement dans la commune d'Arvieu, ce hameau était avant 1786 dans la paroisse d'Alrance (dit Le Rance dans certains textes), dont il était séparé par la paroisse de La Capelle-Farcel, que les habitants devaient entièrement traverser pour se rendre à leur église, pour un trajet d'environ deux heures de chemin. Or, l'église la plus proche était celle de Caplongue à trois quarts d'heure de chemin, voire moins. Et Espinouzet faisait d'ailleurs partie de la communauté d'habitants de Caplongue, membre de la seigneurie de Salmiech – ou Landorre.
Reconstitution des territoires des paroisses, communautés (et juridictions seigneuriales) dans les années 1780
C'est pourquoi les habitants d'Espinouzet demandaient leur changement de paroisse ...
Les sources
Nous avons la chance de conserver aux Archives départementales de l'Aveyron de nombreux documents concernant la modification d'appartenance paroissiale d'Espinouzet :
Dans le carton 1 G 315, sont conservées les pièces de la procédure administrative de transfert, depuis la requête des habitants jusqu'aux conclusions finales du promoteur épiscopal (1), en passant par le procès-verbal d'enquête ; la procédure s'étend du 5/8/1784 au 7/1/1786. (1) Le promoteur est l'équivalent d'un procureur dans un tribunal ecclésiastique. Dans ce cas, il étudie le dossier, rend des conclusions en fonction du droit ecclésiastique, et l'évêque tranche, comme un juge.
Le registre des ordonnances de l'évêque (1 G 131) contient le décret qui ordonne le transfert d'Espinouzet de la paroisse d'Alrance à celle de Caplongue (16/1/1786).
Parmi les archives de la paroisse de Caplongue (9 G 10), on trouve une lettre du curé de La Capelle-Farcel, commissaire de l'enquête, qui donne son avis à titre personnel à l'évêque, une lettre du prieur-curé de Caplongue adressée au notaire de Salmiech, qui exprime ses réticences vis-à-vis des conditions qui lui sont faites, et la réponse du notaire.
Les registres paroissiaux des paroisses alentours permettent de confronter les propos des documents à des faits réels. La base de données du Cercle Généalogique de l'Aveyron (CGA), qui indexe les registres paroissiaux et notariaux, aide à accéder rapidement aux actes qui sont en ligne sur le site des Archives départementales.
Ajoutons le commentaire de cette affaire par le curé de Carcenac-Salmiech dans un mémoire qui concerne la question d'une désunion de hameau de sa propre paroisse, proche d'Espinouzet (1 G 316).
Ces derniers documents permettent de compléter l'analyse en offrant des perspectives sur l'affaire que le dossier officiel ne contient pas.
La requête
Le 5 août 1784, les huit chefs de famille d'Espinouzet adressent une demande de changement de paroisse à l'évêque. Ce n'est peut-être pas leur première demande, étant donné leur situation, mais on n'a pas de trace de requête plus ancienne.
Supplique des habitants d'Espinouzet à l'évêque de Rodez, AD 12, 1 G 315, détail
Le texte est assez court, il met en avant quelques points :
- Leur église paroissiale d'Alrance est à plus de deux heures de marche alors que celle de Caplongue est à une demi-heure.
- Le chemin pour Alrance passe dans une zone montagneuse, difficile à parcourir en hiver, dans la neige, la pluie et le froid, ce qui empêche les personnes âgées, les enfants et les femmes enceintes d'assister aux offices divins.
- Les habitants d'Espinouzet sont aussi menacés de mourir sans sacrement, faute d'avoir le temps de prévenir les prêtres d'Alrance, ou à ceux-ci de venir.
- Enfin, pour porter les morts au cimetière d'Alrance, il faut payer huit hommes au lieu des quatre qui suffiraient pour aller à Caplongue.
L'argumentaire est appuyé par une explication de la situation paroissiale :
« l'on sçait par la tradition que ledit village dépendoit de la parroisse de Caplongue et qu'une maladie endémique ayant attaqué les habitans dudit village et les prêtres dudit Caplongue leur ayant refusé l'administration des sacrements, ils s'adressèrent à ceux d'Alrance qui se prêtèrent à toutes les fonctions curiales, et depuis ils ont été regardés pour leurs parroissiens ».
Préliminaires à l'enquête
Selon la procédure en vigueur depuis plusieurs années pour ce genre d'affaire, l'évêque demande un avis du promoteur du diocèse, qui rend ses conclusions le 17 août 1784, suggérant que soit menée une enquête pour vérifier les assertions des requérants. Il s'agit de la procédure habituelle, et le 6 septembre, l'évêque signe une ordonnance, nommant comme commissaire enquêteur Maître Joseph Durand Cabrol, qui connaît forcément la situation puisqu'il est le prieur-curé de La Capelle-Farcel, la paroisse située précisément entre Espinouzet et Alrance.
L'automne puis l'hiver passent.
Le printemps revenu, le 14 mars 1785 au matin, en présence du notaire Vernhes de Salmiech, venu à Espinouzet pour l'occasion, les habitants d'Espinouzet - pourquoi ont-ils attendu si longtemps ? - élisent parmi eux deux représentants ou syndics, Laurens Raouls et Amans Bonnefous, qui se rendent aussitôt à La Capelle-Farcel, présenter l'ordonnance épiscopale au prieur-curé Cabrol. Ce dernier accepte la commission et prépare les deux volets de l'enquête : une visite de terrain et une audition de témoins, qui auront lieu les 11 et 12 avril 1785.
Pour l'enquête, maître Cabrol convoque :
- maître Arnaud Antoine de Méjanes, curé d'Alrance,
- messire Guillaume de Roquefeuil, prieur et décimateur de la paroisse d'Alrance,
- et maître Jean Joseph Seconds, prieur-curé de Caplongue.
Il faut donc préciser ici les statuts différents de ces paroisses. Caplongue, comme La Capelle-Farcel, sont des prieurés-cures : le prieur, dans ce cas l'ecclésiastique qui perçoit les revenus de la dîme, est la même personne que le curé, qui à ce titre perçoit d'autres revenus réunis sous le nom de droits curiaux.
À Alrance, au contraire, le prieuré et la cure sont désunis : d'un côté le prieur, qui n'a aucune fonction religieuse dans la paroisse, perçoit les fruits décimaux – la dîme – qu'il afferme, et sur le produit de laquelle le fermier pensionne le curé et verse un honoraire au vicaire. Le curé perçoit les droits curiaux en plus de sa pension. C'est lui qui assure les fonctions religieuses dans la paroisse.
L'éventuel changement de paroisse du hameau d'Espinouzet concerne les trois ecclésiastiques convoqués pour la visite : le curé d'Alrance va perdre des paroissiens – et les revenus curiaux liés, le prieur d'Alrance peut soit perdre les revenus décimaux, soit devoir payer une pension au curé de Caplongue, qui lui-même devra accepter de nouveaux paroissiens et la rémunération pour s'en occuper. Il faut donc leur accord respectif.
La visite
Le 11 avril 1785 à 7 heures, le commissaire, les syndics, le curé et le prieur d'Alrance se retrouvent à Alrance. Le prieur-curé de Caplongue manque à l'appel : il est malade, dans son lit.
Cela n'empêche pas le déroulement de la visite, très simple : à 11 heures, les cinq présents partent parcourir le chemin d'Alrance à Espinouzet « au pas du cheval ». Selon le procès-verbal, ils mettent précisément une heure trois quarts d'Alrance à Espinouzet.
À Espinouzet, ils sont rejoints par maître Pierre Joseph Vernhes, notaire de Salmiech qui sera secrétaire-greffier de l'enquête. Cela ne semble pas très régulier que le secrétaire-greffier ne soit pas présent dès le début, mais aucun participant ne proteste.
Ensemble, ils parcourent le chemin charretier d'Espinouzet à Caplongue, mettant « trois quarts d'heures moins deux minutes et demi, selon toutes les montres des comparants ». Le commissaire mentionne un raccourci pour les piétons.
Curieusement, le procès-verbal conservé aux Archives – et pièce officielle du dossier – inclut une page de brouillon sur laquelle le greffier a noté puis rayé un échange entre Maître Cabrol et Messire de Roquefeuil : le prieur d'Alrance reproche qu'on a été plus lent entre Alrance et Espinouzet qu'entre Espinouzet et Caplongue, comme pour chercher à accentuer la différence de temps de parcours. Le commissaire proteste en affirmant qu'il a toujours été le dernier de la troupe et veillé à marcher au même pas. Ce genre de notation est rare et donne du sel à cette petite aventure. Elle n'a pas été retenue dans le procès-verbal final, qui contient d'autres informations.
Il rapporte que « le chemin d'Alrance est très esposé aux injures de l'air, aux grandes neges, et à certains endroits (…) a beaucoup de boües ». Le chemin est quasi impraticable l'hiver, et il peut être difficile de traverser le ruisseau d'Alrance ; par contraste, le chemin de Caplongue, n'est coupé que par « deux petits ruisseaux servant à arroser les preds n'y ayant pour ainsi dire point d'eau ».
Arrivés à Caplongue, ils sont accueillis chez le prieur-curé, bien que souffrant. Le commissaire demande alors aux trois ecclésiastiques leur avis sur le transfert d'Espinouzet.
Le prieur-curé de Caplongue reconnaît les constats de la visite, mais il insiste uniquement sur la question de ses revenus : il veut intégrer Espinouzet à son prieuré-cure, donc en exclure totalement le prieur d'Alrance, en récupérant la dîme. Il appuie sa demande sur le fait qu'Espinouzet aurait été autrefois dans sa paroisse, et menace explicitement de s'opposer au transfert s'il n'en est pas ainsi. Le ton est assez vindicatif, comme si Maître Seconds était déjà persuadé qu'il allait y perdre.
Le prieur d'Alrance s'oppose au transfert et se réserve le droit de protester, sans développer d'argumentaire.
Le curé d'Alrance est plus prolixe et se révèle le meilleur défenseur des habitants d'Espinouzet. Il commence par déclarer :
« malgré le tendre amour que nous avons gravé dans le cœur pour tous nos parroissiens pour nous refuser à ne ressentir quelque peine lorsque nous avons reçu la signification (…) tendant à se séparer de notre parroisse » et « il y a près de 38 ans que le seigneur a voulu nous confier la conduite des habitants dudit village, nous avons toujours conservé à leur égard les sentimens d'un fidelle et vrai pasteur »,
mais il poursuit en insistant sur les difficultés créées par la distance du hameau à son église, dans un pays au climat rude, froid, avec les marécages, les fondrières, la neige, les ruisseaux glacés. Il raconte les malades décédés sans sacrements et les enfants morts en chemin pour aller se faire baptiser à Alrance, et lui-même parcourant le chemin à pied dans la neige jusqu'au genou, le saint sacrement autour du cou :
Il termine en exprimant implicitement qu'il renonce à tous ses droits curiaux sur les habitants d'Espinouzet, sans préjudice sur ses autres revenus.
Les témoignages
Le lendemain, de retour à La Capelle-Farcel, maître Cabrol procède à la seconde partie de l'enquête, l'interrogatoire de six témoins, toujours sous la plume du notaire Vernhes. Trois habitants de Caplongue et d'Espinous, autre hameau situé entre Espinouzet et Caplongue, et trois anciens domestiques des curé d'Alrance et de La Capelle-Farcel sont questionnés.
Ces six témoignages se recoupent largement. En voici les principaux éléments :
- plusieurs fois les prêtres d'Alrance (curé ou vicaire) ont dû recourir au saint sacrement de Caplongue ou de la Capelle-Farcel, n'ayant pas le temps de retourner le chercher à Alrance,
- et parfois, le vicaire de Caplongue a porté lui-même le saint sacrement à un malade d'Espinouzet ;
- les enfants d'Espinouzet ne vont jamais au catéchisme (pour le carême et l'avent) à Alrance, mais toujours à Caplongue où ils font leur première communion,
- et les habitants d'Espinouzet suivent généralement les offices divins des dimanches et fêtes à Caplongue ;
- il faut au moins payer huit hommes pour le transport des corps des défunts d'Espinouzet à Alrance, alors que quatre suffisent pour aller à Caplongue ;
- et certains morts d'Espinouzet ont reçu sépulture au cimetière de Caplongue, dont récemment un certain Angles et la veuve de Jammé, un jour d'hiver et de neige ; (voir plus bas, les actes de sépulture, dont le second indique une toute autre raison)
- tous ont entendu dire qu'Espinouzet était anciennement dans la paroisse de Caplongue et qu'à l'occasion d'une épidémie, les prêtres de Caplongue ont refusé de leur apporter le secours spirituel, ce que les prêtres d'Alrance ont accepté, et qui les a fait changer de paroisse, de leur gré.
Les suites de l'enquête
La lenteur de la procédure ne se dément pas puisqu'il faut attendre le 7 janvier 1786 pour que le promoteur du diocèse rende ses conclusions.
Cependant, probablement dans les semaines qui suivent le 12 avril 1785, avant l'été, les habitants d'Espinouzet envoient une nouvelle requête. Elle reprend les termes de la visite et de l'enquête, en y ajoutant quelques éléments : -pendant l'hiver, voire davantage, les habitants d'Espinouzet "ne peuvent pas remplit leur devoir (...) d'assister au moins une fois chaque trois dimanches à la messe de la parroisse", -faute de pouvoir trouver des porteurs pour amener les morts jusqu'à Alrance, on utilise une charrette tirée par des bœufs, sans concoi ni prêtres, "ce qui est très indécent et méprisable", -il existe dans l'église de Caplongue un registre des baptêmes, mariages et sépultures allant de 1618 à 1672 dans lequel sont enregistrés les actes concernant les habitants d'Espinouzet, "qui prouve évidament que le vilage estoit de la parroisse de Caplongue (...) et que sans aucune authorité et sans titre, ils ont été reçus dans la parroisse d'Alrance par la négligence sordide de monsieur le prieur de Caplongue ou pendant la vacance du prieuré, ou pendant la caducité ou maladie d'un prieur qui laisser aller et le revenu et les habitans." -"lesdits habitans fournissent de leur propre fond assés de revenu pour mériter d'avoir des pasteurs qui daignent et puissent avoir soin d'eux (...) il seroit inoüy que monsieur le prieur d'Alrance osat par voye d'interêt s'oposer à un tel acte de vérité, de charité et de convenance au salut des réclamans (...) il voulut les retenir pour profiter de leur revenu (...) et on ne voit aucune raison à l'oposition de monsieur le prieur d'Alrance à cette désunion, quand même ils n'auroint jamais esté de la parroisse de Caplongue et qu'il fallut les y incorporer pour la première fois".
Cette nouvelle requête est accompagnée d'une lettre de maître Cabrol, adressée à l'évêque, non datée, mais heureusement préservée dans les archives paroissiales de Caplongue (9 G 10),
et dont je donne la transcription ici :
« Monseigneur,
Vous aves voulu me choisir pour commissaire dans la requette presentée à votre Grandeur par les habitans d'Expinouzet à l'effet d'être desunis de la parroisse d'Alrance pour estre incorporés à celle de Caplongue. J'ay accepté avec plaisir la commission et fait avec toute l'exactitude la procédure, l'enquette, remplit les objet de la requette et le verbail de visite des lieux que nous avons fait avec toutes les parties interessées portant leur réponse, annonce et porte qu'elles conviennent de l'incommodité et de la desunion demendée
et incorporation à la parroisse de Caplongue. Il est vray que Mr le prieur d'Alrance y a déclaré estre opposant à la desunion mais son oposition ne porte que sur l'intérêt, car dans la conversation que nous eumes ensemble il convenoit que ce village estoit trop éloigné de sa parroisse d'Alrance. Pour moi j'ai toujours esté affligé de voir que ses pauvres gens traversassent ma parroisse et qu'ils fussent encore éloignés de la leur, et il est certain qu'il est très difficille, et aux viellards et enfens impossible, qu'ils puissent s'y rendre pendant l'hiver sans comter que très souvant y meurent sans sacremens et qu'ils sont fort mal instruits, ce qu'on n'entend dire qu'avec la plus grande douleur.
J'ay leu la dernière requette qu'ils ont l'honneur de vous presanter et j'ay trouvé qu'elle n'ait que le vray exposé de la procédure. Ils souhaiteroint d'être desunis pendant cet esté pour leur éviter les inconvenians de l'hiver prochain qui les met hors d'état de remplir leur devoir de crétien dans leur parroisse ce qu'il leur tarde.
Connoissant votre Grand Zèle pour la Gloire de Dieu et votre sansibilité pour les malheureux, ils vous font passer cette dernière requette et l'extrait en forme de verbail de visite et vous suplient de vouloir recevoir leur suplique et esperent le succès de leur juste demende. S'il vous falloit les autres pièces du procès, ils vous le fairoint passer dès votre réponce ».
L'été est passé, l'automne aussi, un nouvel hiver a commencé, et c'est alors seulement qu'une nouvelle ordonnance épiscopale du 29 décembre demande des conclusions définitives au promoteur du diocèse, qui les rend le 7 janvier 1786 (1 G 315).
Après une belle synthèse des motivations de la requête,
« sans avoir égard à l'opposition vague et non motivée faite dans le verbal du susdit commissaire par ledit sieur de Roquefeuil, prieur d'Alrance, et l'en démettant, neamoins sans préjudice de ses droits » ,
il propose que
« ledit village d'Espinouzet soit démembré de la parroisse d'Alrance, et qu'il soit uni et incorporé pour toujours dans celle de Caplongue, pour après le décret ou ordonnance de monseigneur l'évêque, être dorénavant les habitants dudit village (ainsi que toutes les maisons qui pourroient être construites dans le territoire et dépendance dudit village) sous le régime spirituel du sieur curé de Caplongue et de ses successeurs en ladite cure » [… autres clauses spirituelles] « et qu'à cause de l'agrandissement de la dite parroisse de Caplongue et du surcroit de travail dont ledit sieur curé demeurera chargé, il lui soit fixé un honoraire de trente livres représentés par cinq setiers seigle mesure de Rodez, lequel honoraire lui sera payé par qui de droit, sans pour autant entendre préjudicier par la présente fixation à ses autres droits s'il en a » (...).
Le décret épiscopal du 16 janvier 1786 (AD 12, 1 G 131, f° 118-120) reprend en très grande partie les conclusions du promoteur. Il apporte quelques précisions, en particulier pour conforter juridiquement la décision. Il confirme l'honoraire annuel de 30 livres tournois, payé "par qui de droit aux termes accoutumés" (les mots en italique ont été ajoutés dans le décret).
Le transfert y est sans ambiguïté, plein et entier. Mais on notera l'imprécision concernant le paiement de l'honoraire consenti au curé de Caplongue, qui lui sera versé « par qui de droit ». On retrouve cet art de se défausser des questions budgétaires dans d'autres ordonnances de ce type, ce qui conduit fréquemment à une procédure judiciaire donnant le pouvoir de décision au Parlement de Toulouse, et pouvant contribuer à retarder ou annuler la modification de ressort paroissial – je développerai d'autres exemples dans d'autres articles.
Dans le cas présent, les conclusions du promoteur semblent sous-entendre que le prieur d'Alrance conserverait les droits décimaux, et que ce serait à lui de verser la pension au prieur-curé de Caplongue ; mais rien n'est affirmé explicitement. Ce qui a dû être repris dans l'ordonnance épiscopale et n'a pas manqué de faire réagir maître Seconds.
La réaction du prieur-curé de Caplongue et les bons conseils du notaire Vernhes
C'est une autre chance incroyable d'avoir conservé un échange entre ces deux personnes. Une lettre adressée par le curé au notaire et la réponse au dos (9 G 10).
Voici la teneur exacte de la lettre du prieur-curé Seconds, datée du 27 janvier 1786 :
« Monsieur
Agreés que je vous prie de m'envoyer l'ordonance de Monseigneur L'évêque par mon domestique, dans un papier. Préocupé hier au soir de l'idée unique de la reserve de mes droits, je ne fis aucune attention aux autres clauses de l'ordonné ; et aprés coup il me parut qu'il n'étoit point statué, par qui devroit etre payée la pension ; d'ailleurs sa fixation est fort modique eu égard même au taux de 20 s[ous] par personne, le village devant etre communément composé d'environ cinquante ; ce qui arrivera bien dans quelques années. Et en deux mots il pourroit se faire que pour ces raisons, ou autres, je serois obligé de suspendre la publication, et qu'il y auroit quelque changement à demander après la signification de l'ordonance ; ce qui rendroit les fraix de cette signification inutiles.
Je n'insiste pas davantage ; D'aprés une lecture plus reflechie, je verrai s'il y a lieu à prealables observations, dont je vous ferai part le cas écheand je vous la renvoyerai au plus tôt. Il n'est pas dans ma façon de penser de mettre des entraves mal à propos ; mais uniquement de prevenir celles qui pourroient se rencontrer afin que tout soit bien légal ; et que personne ne puisse être blamé de n'avoir pas fait les reflexions convenables, en tems et lieu. Je suis persuadé que vous pensés tout comme moy.
J'ai l'honneur d'être avec un sincere attachement, Monsieur Votre trés humble et très obeissant serviteur, Caplongue 27e de l'an 1786 Seconds prieur »
Le prieur-curé de Caplongue vient donc de recevoir et lire une première version de l'ordonnance épiscopale, qu'il doit "signifier", publier, comme doit le faire le curé d'Alrance, pour la rendre effective. Le notaire sert d'intermédiaire, et c'est lui qui reçoit la menace du prieur-curé de ne pas publier l'ordonnance en signe de protestation, car il estime que l'honoraire ne correspond pas à la charge (20 sous = 1 livre), outre qu'il n'est pas précisé qui paiera. Mais le notaire ne pense pas exactement comme lui … d'où sa réponse immédiate :
« M.
Je vous envoye la copie de l'ordonnance que vous me demandés que j'ay faitte pour vous estre signifiée et qui est semblable à l'original sur lequel je fairai l'autre copie pour Mr le curé d'Alrance et une autre à Mr le prieur. Si cette ordonnance ne reservoit entierement tous vos droits, je serois d'acord qu'il conviendroit de savoir qui doit payer la pension et si elle ne doit pas estre augmentée mais voyant que cette ordonnance ne prononce diffinitivement que sur la desunion et incorporation à votre église, je crois que la signification et publication ne peuvent pas nuire à vos droits respectifs et que le plus tôt que cella sera fait les habitans de ce village rempliront leur devoir où la gloire de Dieu se trouvera plus parfaittement. Vous pouvés croire qu'il faudra un tems pour ranger les interets a quoy les habitans ne peuvent pas prendre part et que ce seroit un tems perdu pour eux. J'espere que après l'examen vous penserés comme moy et que le plutot qu'elle sera signifiée ne sera que le mieux, si vous ne m'envoyés rien de contraire j'envoyeray mardy ou mecredy (sic) pour vous faire la signification sur la copie que je vous envoye, et de la à Mr le curé d'Alrance sur la copie que je fairay d'icy alors
J'ai l'honneur d'être avec ? respect M. v. t .ob. sr. vs [votre très obéissant serviteur] Salmiech ce 27 janvier 1786
Je vay vous faire part d'une reflexion qui me vient après la letre écrite, que dès qu'une ordonnance ou sentence a esté rendue, signée, expédiée et remise, elle ne peut estre changée. Les droits sont aquis à toutes les parties – qui ne peuvent se pourvoir qu'après la signification ».
Ainsi, le notaire prend fait et cause pour les habitants d'Espinouzet en tentant de dissuader le prieur-curé de Caplongue de retarder la publication de l'ordonnance.
Dans le registre paroissial d'Alrance (2 E 5-1) le dernier acte concernant Espinouzet est le mariage de deux de ses jeunes gens, Amans Bonnefous et Marianne Combes, le 11 juillet 1785. Le premier acte dans le registre de Caplongue (2 E 10-8) est la sépulture de Luce, fille d'Antoine Alari le 27 juin 1786. À cette date, le changement de paroisse est effectif.
La question de l'ancienneté de l'appartenance paroissiale
On a vu que dans un premier temps les habitants d'Espinouzet et les témoins auditionnés par le commissaire-enquêteur racontent la même histoire du hameau qui était auparavant dans la paroisse de Caplongue et s'en est détourné quand les prêtres de Caplongue ont refusé d'apporter le secours spirituel en période d'épidémie.
Une histoire similaire est racontée par les habitants du hameau de Molières, actuelle commune de Verrières près de Millau. Au XVIIIe siècle, Molières appartenait au dîmaire de Verrières mais à la paroisse d’Escoudournac. La dîme et les prémices étaient payées au fermier du prieuré de Verrières, le curé d’Escoudournac touchait un honoraire pour les sacrements et le devoir pascal et levait le carnelage. Dans une enquête faite en 1733 (AD 12, G 313), les habitants :
« interpellés de nous déclarer d'où provenoit qu’ayant esté autrefois de la paroisse de Verieres, ils étoient présentement de celle d'Escoudournac, ils nous auroient repondu quils avoient ouy dire à leurs ancestres que dans un temps malheureux de contagion, led. curé dudit Verieres leur ayant refusé les secours spirituels, ils auroient eu recours au sieur curé d’Escoudournac qui auroit remply à leur egard dans cette conjonture triste et facheuse tous les devoirs d'un pasteur charitable et zelé ».
Le changement est confirmé par les archives notariales, qui situent Molières dans la paroisse de Verrières jusqu’en 1644, et dans celle d’Escoudournac à partir de 1647.
Pour Espinouzet, une autre version est formulée dans la deuxième requête, sur la base du registre paroissial de Caplongue allant de 1618 à 1672, qui inclurait les baptêmes, mariages et sépultures des habitants d'Espinouzet : la négligence, l'absence, la maladie ou le grand âge du prieur-curé de Caplongue aurait entraîné leur recours au curé d'Alrance.
Comment vérifier ces informations ?
Il se trouve que le plus ancien registre paroissial conservé de Caplongue ne commence qu'en 1724 (2 E 10-6). A cette date, Espinouzet est assurément dans la paroise d'Alrance. Un registre paroissial d'Alrance concernant les années 1639-1644 (AD 12, 2 E 2-1) ne contient pas d'acte concernant Espinouzet. Par contre un autre registre indexé par le Cercle généalogique de l'Aveyron (encore en mairie ?) atteste qu'en 1671 et après, Espinouzet est vraiment dans la paroisse d'Alrance. Qu'en est-il côté actes notariés ?
Grâce à la base de données du Cercle Généalogique de l'Aveyron (CGA), aux dépouillements de ses membres et aux actes en ligne sur le site des Archives départementales de l'Aveyron, j'ai pu consulter des actes notariés anciens concernant Espinouzet. Il est intéressant de noter qu'au XVIIe siècle, la plupart des notaires du secteur ne notent jamais l'appartenance paroissiale, mais la juridiction dans laquelle se trouve les hameaux - Salmiech pour Espinouzet. Une heureuse exception : en 1635, maître Jacques Rech, notaire de Cassagnes-Bégonhès, enregistre trois contrats de mariage dont les futurs époux sont originaires d'Espinouzet, "paroisse d'Alrance et juridiction de Salmiech" (AD 12, 3 E 3521). Plus tôt, le 2 novembre 1588, maître Frayssinhes de Villefranche-de-Panat rédige le contrat de mariage de Jeanne Costes, d'Espinouzet, paroisse d'Alrance (3 E 4731, f°179). Aucune mention de Caplongue! Les habitants d'Espinouzet auraient-il menti dans leur seconde requête ?
Notons la différence importante entre Molières et Espinouzet : Espinouzet est bien dans le dîmaire d'Alrance. Avoir changé de paroisse impliquerait un changement de dîmaire, ce qui est une opération difficile, complexe, qui laisse généralement des traces documentaires - d'ailleur la requête prend soin de préciser que le changement se serait fait "sans titre". L'histoire de l'épidémie peut être une justification a posteriori de l'incohérence du territoire paroissial, dont l'origine pourrait être plus commune : une donation médiévale d'Espinouzet au prieuré d'Alrance, sans cohérence territoriale, qui n'a pas été rectifiée par un échange ultérieur, comme on en trouve dans d'autres exemples.
Remarquons aussi que dans toute la procédure il n'est presque jamais fait référence au fait qu'Espinouzet appartenait à la communauté d'habitants de Caplongue, membre de la seigneurie et juridiction civile de Salmiech. Ce qui aurait pu être un argument pour le rattachement futur à la paroisse. La seule allusion est l'évocation fugace du fait que les habitants payent la taille à Caplongue, ce qui serait la preuve d'un rattachement ancien à la paroisse. En fait, cela ne prouve rien, le payement de la taille étant totalement indépendant de l'appartenance paroissiale, puisqu'elle est levée dans le cadre de la communauté.
Remarquons enfin que les requérants semblent être conscients de la fragilité de cet argument quand ils écrivent : "quand même ils n'auroint jamais esté de la parroisse de Caplongue et qu'il fallut les y incorporer pour la première fois"
Exemples d'actes passés dans les paroisses voisines
Dans le registre paroissial de La Capelle-Farcel (AD 12, 2 E 5-2), on trouve plusieurs baptêmes d'enfants nés à Espinouzet :
Acte de baptême de Marianne Pougenque, dont les parents "par nécessité à cause du mauvais temps et de la quantité de neige nous ont recquis de voulloir la baptiser"
Acte de baptême d'Estienne Bonnefoux "par nécessité et crainte de mort"
Acte de baptême de Marie Bonnefoux, dont les parents "ont dit que monsieur la curé d'Alrance estoit absent, et d'ailleurs la petite estoit foible"
Deux autres enfants du même couple sont aussi baptisés à La Capelle-Farcel, à la demande du curé d'Alrance ou avec son autorisation. Leurs sept autres enfants ont été baptisés à Alrance. On trouve également le baptême de Jean delmas en 1709. En octobre 1757, c'est dans le registre d'Alrance qu'est signalé le baptême d'une enfant d'Espinouzet à La Capelle-Farcel, sans précisions.
Par ailleurs, Jean Raouls d'Espinouzet est baptisé le 18 janvier 1709, au cœur du grand hiver dans l'église de Saint-Amans-de-Salmiech (base du CGA), à cause du mauvais temps. Saint-Amans est à 5 kilomètres d'Espinouzet, au lieu de 8 kilomètres pour Alrance.
Dans le registre de Caplongue (AD 12, 2 E 10-8), on retrouve les deux sépultures mentionnées dans les témoignages (voir plus haut) :
Acte de sépulture de François Angles d'Espinouzet, dans le cimetière de Caplongue "du consentement de monsieur le curé" d'Alrance. L'acte ne donne pas plus d'explication
Ces actes ne sont pas aussi nombreux que les documents précédemment étudiés pourraient nous le laisser penser. Et la neige n'est pas cause de tout, en voici deux preuves :
Acte de sépulture de Marguerite Rudelle, épouse Antoine Jammé, métayer au village d'Espinouzet, enterrée dans le cimetière de Caplongue "conformément à sa disposition testamentaire et du consentement de monsieur le curé d'Alrance". La raison n'en est donc pas le mauvais temps, mais sans doute le fait qu'Antoine Jammé ne soit que métayer à Espinouzet, et originaire d'Espinous, paroisse de Caplongue ...
Le vint unième de Xbre [décembre] mille sept cents seize feut ensevelie Antoinete Carcenac vefve de feu Raymond Halary d'Espinouset paroisse d'Alrance dans le cimetière et tombeaux de la famille de feu Rudelle de Bonaïde [hameau de Bonneguide] dit le soldat, selon qu'elle l'avoit recommandé à Pierre Halary son fils ; en présence du sieur Delmas dudit Espinouset et d'autres habitans dudit Espinouset et sur cette déclaration et du consentement du sieur curé d'Alrance, nous aurions accompagné le corps avec la croix depuis l'entrée de nostre parroisse, en foy de ce, [signé] Palous prêtre et prieur.
Faire communauté ...
En étudiant le dossier, je me suis demandé si les documents conservés permettaient de restituer plus précisément les sentiments d'appartenance communautaire des habitants d'Espinouzet, s'il était décelable qu'ils se sentent davantage de Caplongue que d'Alrance.
Les éléments déjà développés permettent de répondre partiellement à cette question : bien qu'ils appartiennent à la paroisse d'Alrance, le fait d'avoir suivi le catéchisme avec les enfants de la paroisse de Caplongue et de s'y rendre à la messe plutôt qu'à celle d'Alrance devait contribuer à les rapprocher des paroissiens de Caplongue. D'autant qu'ils étaient leurs voisins les plus proches, et qu'une partie d'entre eux appartenait à la même communauté d'habitants, ce qui impliquait, entre autres, la participation à l'assemblée annuelle pour la nomination des consuls, et la solidarité face à l'impôt royal.
Pour compléter l'analyse, j'ai reconstitué les généalogies des familles d'Espinouzet de la fin du XVIIe siècle aux années 1780.
Ce qui m'a d'abord amené à constater qu'en 1785, six des huit familles du hameau étaient liées par des liens de parenté, que je transcris dans le schéma suivant :
A partir des généalogies, j'ai ensuite établi une carte des villages et hameaux d'où venaient les conjoints des habitants d'Espinouzet et où allaient se marier leurs frères et sœurs, sur trois générations. La voici (la position des noms correspond à leur situation géographique par rapport à Espinouzet) :
Le résultat est frappant : un seul lien avec une famille d'Alrance, mais aussi relativement peu avec La Capelle-Farcel (5 liens) et Auriac (2), au sud-est, aucun lien vers le sud-ouest, alors que les liens étaient nombreux avec des familles des paroisses de Caplongue (8), Arvieu (5), Salmiech (2), Carcenac-Salmiech (2) et Saint-Sauveur-de-Grandfuel (2), dans un demi-cercle nord d'Espinouzet.
Autre donnée en partie liée à la précédente : les contrats de mariage indexés par le CGA ont majoritairement été passés devant les notaires de Salmiech (29 sur 55). Viennent ensuite ceux de Cassagnes-Bégonhès, autre bourg au-delà de Salmiech vers l'ouest (7), Peyrebrune et Villefranche-de-Panat au-delà d'Alrance vers le sud-est (7), et Arvieu (5). Salmiech (265 habitants en 1771) était le bourg actif le plus proche d'Espinouzet, siège de la juridiction du baron de Landorre dont dépendait le hameau, lieu de sociabilité économique pour ses habitants. Il était à une heure de chemin environ, alors qu'il en fallait trois pour atteindre Villefranche-de-Panat, le bourg le plus proche du village d'Alrance.
Le commentaire du curé de Carcenac-Salmiech
Dans un mémoire non daté (1 G 316) du curé de Carcenac-Salmiech, on trouve un intéressant commentaire de l'affaire d'Espinouzet. Il faut le replacer dans son contexte : les habitants du hameau de Brès, paroisse de Carcenac, demandent à changer de paroisse, pour être dans celle de Saint-Amans-de-Salmiech, dont l'église est plus proche. On n'a pas conservé l'argumentaire initial, ni le procès-verbal de visite, mais la réaction assez virulente du curé de Carcenac, que je vais étudier dans un autre article, dont le lecture complétera instructivement celle de ce présent texte. Les habitants de Brès se sont-ils inspirés de l'exemple d'Espinouzet ?
Toujours est-il que le curé de Carcenac opère lui-même le rapprochement. Voici son texte :
« Au passage de Monseigneur l'évêque, à la demande s'il faut arrondir les parroisses, il fut répondu en corps de district que le changement causeroit trop d'inconvénients et compromettroit trop d'intérêts. (…) Le seul changement du village d'Espinouzet éloigné pour le moins de deux heures du Rance [Alrance] sa parroisse, et à demi heure de Caplongue, fut agité. Le curé du Rance, qui n'y perçoit que quelque petit cochon, avoit cédé ses droits, mais le prieur de Caplongue par zèle et pour amour du bien public s'en seroit chargé si le décimateur lui cédoit tous ses droits. Par la même raison, le curé de St Amans veut se charger du village de Brès espérant un jour d'attrapper tout ce beau charnage et les premices ».
Le curé de Carcenac montre donc que c'est à l'initiative de l'évêque que la question de changer des hameaux de paroisse est soulevée dans le cadre des circonscriptions ecclésiastiques du diocèse, les districts. Les curés du district de Cassagnes-Bégonhès, dont fait partie Carcenac, ont donc collectivement renoncé à tout changement, et l'exemple que j'ai développé montre ce que l'allusion aux intérêts compromis signifie. Mais, le curé de Carcenac est parfaitement au courant de l'affaire d'Espinouzet, dans le district voisin de Broquiès. Ajoutons qu'Espinouzet est à deux kilomètres de Brès, leurs terroirs étant contigus. Dans son commentaire, il est tout à fait ironique. Il suggère que le curé d'Alrance n'avait rien à y perdre, réduisant ses droits curiaux à « quelque petit cochon ». Et il sous-entend que le zèle du prieur de Caplongue n'a d'égal que son amour pour la dîme. Ce qui n'est peut-être pas entièrement faux, si on se rapporte au procès-verbal de visite étudié précédemment. Il compare cette situation avec la sienne, car il accuse les prêtres de Saint-Amans-de-Salmiech de vouloir lui prendre le hameau de Brès parce qu'il produit le meilleur charnage – dîme sur le bétail – de tous les environs.
D'autres hameaux suivent l'exemple d'Espinouzet : La Calmette, Peyralbe, La Sarette et La Serre
Le carton 1 G 316 des Archives départementales de l'Aveyron nous livre une démarche similaire à celle d'Espinouzet pour quatre autres hameaux situés à l'autre bout de la paroisse d'Alrance, qui demandent aussi de changer de paroisse, de quitter celle d'Alrance pour être réunis à Cannac, beaucoup plus proche.
La procédure est entamée environ sept mois après Espinouzet, précisément le 14 mars 1785, le jour où les habitants d'Espinouzet ont élus leur syndics. Ce jour-là, dix chefs de famille des quatre hameaux retrouvent à Alrance le notaire Vernhes pour l'élection de leurs propres syndics, à laquelle assiste au moins un habitant d'Espinouzet, qui signe l'acte comme témoin. La requête adressée à l'évêque, n'est pas datée. Elle est rédigée par une autre main, en présence d'autres habitants des hameaux, mais à la même période.
L'argumentaire ressemble à celui d'Espinouzet : Alrance est trop éloigné, alors que Cannac est beaucoup plus proche, avec de meilleurs chemins. Cependant, les formules pour l'exprimer sont légèrement différentes. Ecoutons la langue du XVIIIe siècle :
Et si en certains tems de l'année, comme au tems paschal, ils s'eforcent de se rendre dans leur église, ils sont obligés d'exposer leur santé, même leur vie, surtout dans le tems des neiges qui y tombent en abondance, aussi ont ils eu assés souvant le malheur de voir plusieurs femmes de ces vilages devenir les tristes victimes de leur zèle ; les unes s'avorter et les autres périr des fatigues et des intempéries par elles essuyées sur ce pénible chemin.
La procédure est beaucoup plus rapide pour les quatre hameaux : le 18 mars, l'évêque ordonne une enquête, qu'il confie à un autre prieur-curé voisin, celui d'Auriac (aujourd'hui Auriac-Lagast, autrefois Auriac-l'église), maître Guillaume Bessayrie, qui accepte et programme la visite et l'enquête pour les 13 et 14 avril 1785, surlendemains de celles d'Espinouzet. Il convoque les syndics, le curé d'Alrance, maître Arnaud de Méjanes, qui est présent le 13, le prieur messire de Roquefeuil, qui cette fois ne se présente pas, et le prieur-curé de Cannac, qui ne fait pas le déplacement jusqu'à Alrance, mais reste disponible à Cannac. Le notaire Pons de Cassagnes-Bégonhès fait office de greffier.
Le 13 avril, ce sont donc cinq personnes qui quittent Alrance à 10h10, "à cheval d'un pas commun, comme les gens à pié peuvent marcher". Ils mettent de 1h25 à 1h55 pour gagner les quatre hameaux, puis entre 35 et 42 minutes pour aller des hameaux jusqu'à Cannac. Les chemins vers Cannac sont décrits comme bien meilleurs que ceux vers Alrance.
Interrogé par le commissaire, le curé d'Alrance proteste à nouveau, mais moins longuement, de son amour pour ses paroissiens, avant de consentir au changement de paroisse. Il est plus précis sur la question de ses droits : il cède le droit curial, qui se limite à la dîme sur les cochons - le curé de Carcenac l'avait bien retenu - et aux prémices. Il se réserve sa pension annuelle - sans diminution du montant - en seigle, agneaux et monnaie, les revenus des biens temporels de la cure et les obits, même ceux des hameaux qui demandent leur désunion.
Le commissaire ajoute :
"Nous croyons devoir faire observer que dans le nombre des treize familles qui composent lesdits quatre villages, la grande partie des habitants sont pauvres et disgnes des égards que la charitté demande dans ces circonstances."
Arrivés à Cannac, le commissaire va à la rencontre du prieur-curé qui
"uniquement guidé par les sentiments de charitté et d'humanité, parfaitement instruit par expériance des difficultés qu'éprouvent les habitants desdits quatre villages pour être servis par leur pasteur, quoique zellé qu'il soit, tant en santé qu'en maladie, consent que lesdits quatre villages soint incorporés dans sa paroisse de Cannac à des conditions justes et raisonnables."
Cette dernière mention est la seule remarque, très allusive, concernant ses droits, alors même que les revenus de sa paroisse ne sont pas très élevés - les prieurs voisins levant une partie de la dîme de sa paroisse. (En 1772, il payait 59 livres de décime, alors que les prieurs-curés de La Capelle-Farcel et de Caplongue en payaient respectivement 140 et 311 livres, en proportion de leurs revenus - AD 12, 7 G 136).
Le 14 avril à Cannac, le commissaire interroge sept témoins choisis par les syndics des villageois. Cinq d'entre eux ont été domestiques dans les hameaux concernés, les deux autres sont respectivement le vicaire d'Alrance et un ancien domestique du curé. Leurs témoignages se concentrent sur les cas vécus de personnes décédées sans sacrements, enterrées à Cannac faute de pouvoir se rendre à Alrance, voire d'enfant mort en chemin.
Deux d'entre eux se souviennent en particulier de Jean Cases de Peyralbe, mort sans sacrements, les prêtres d'Alrance n'étant pas arrivés à temps. Pourtant dans le registre paroissial d'Alrance, le curé a bien écrit que Jean Cases, forgeron, garçon, âgé d'environ 81 ans est décédé "après avoir reçu les sacrements nécessaires", puis enterré le 6 septembre 1780 dans le cimetière d'Alrance ...
Les domestiques de ferme précisent qu'eux-même ne se rendaient pas à la messe d'Alrance, le temps du trajet les empêchant d'accomplir leurs tâches. On insiste sur le danger du passage de la Rance, où le vicaire et le domestique faillirent se noyer avec le saint sacrement, bien qu'à cheval pour se rendre au chevet d'un malade. On retrouve aussi le fait que les enfants des hameaux vont au catéchisme à Cannac et y font leur première communion. Le vicaire détaille quatre exemples "et dit avoir plusieurs autres faits frapants qu'ils seroient trop long de détailler".
Aux termes de l'enquête, les conclusions du promoteur diocésain attendent le 18 février 1786, et sont reprises par un décret épiscopal du 19 février 1786 (1 G 131, f°135-139). Les quatre hameaux sont désunis d'Alrance et réunis à Cannac, contre un honoraire de 86 livres (pour 86 habitants) au prieur de Cannac, dont il sera déduit le montant des prémisses et de la dîme des cochons, "payé par qui de droit".
Le 3 mai 1786, le prieur-curé de Cannac enterre Elizabeth Querbes "de la Serre, à présent de cette paroisse" (AD12, 4 E 80-2).
On peut noter que les habitants de Savignac, autre hameau proche des précédents, ne se sont pas joints à la demande, et que sept autres hameaux sont concernés par le passage de la Rance.
Dans cette seconde affaire, il n'est jamais question non plus des communautés d'habitants et des seigneuries. La Sarette et La Serre étaient dans la communauté et seigneurie de Thouels, comme d'autres hameaux de la paroisse de Cannac, dont le chef-lieu était dans le ressort de la communauté et seigneurie de Durenque. Par contre, La Calmette et Peyralbe dépendaient de Peyrebrune, comme Alrance, et leur changement de paroisse crée une nouvelle disjonction entre territoire paroissial et territoire communautaire. La commodité des habitants ne s'accompagne pas nécessairement d'une simplification des territoires de l'administration locale.
Conclusion
Ces deux affaires, et singulièrement les remarques du curé de Carcenac, sont révélatrices des enjeux qui fondaient la question des territoires paroissiaux d'Ancien Régime en Rouergue : d'un côté des paroissiens dont l'appartenance paroissiale se jouait entre traditions, vie sociale et difficultés de déplacement en ces temps de petit âge glaciaire, de l'autre des prieurs et curés pris entre conscience pastorale et intérêts sonnants et trébuchants.
Ces deux dossiers documentaires sont riches d'informations sur la pratique, l'usage, du territoire paroissial sous l'Ancien régime.
Notons toutefois qu'en terme strictement territorial, rien n'est jamais précis : les territoires transférés ne sont pas strictement délimités. Ils concernent les villages et leurs habitants "ainsi que de toutes les autres maisons qui pourront être construites à l'avenir dans le territoire et dépendances" de ces villages. Pour Espinouzet, la situation d'ancienne enclave isolée résoud la question des délimitations. Mais dans l'autre cas, il semble bien difficile de tracer une limite entre le territoire de La Calmette et celui de Savinhac, et de savoir où construire sa maison pour choisir sa paroisse ...
D'autres dossiers – dans des articles à venir – permettront de compléter ces propos.
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